samedi 24 octobre 2015

:: Nuremberg, octobre 1946 : le vrai procès de la guerre mondiale n'a pas été fait


Le 1er octobre 1946, au terme de presque un an de débats, de centaines de milliers de témoignages et de déclarations, le tribunal international réuni à Nuremberg, en Allemagne, rendait son verdict. Sur 21 dirigeants de premier rang de l'Allemagne nazie, accusés de "complot, de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité", onze étaient condamnés à mort et exécutés (sauf Goering qui s'était entre-temps suicidé), sept à des peines de prison et trois étaient acquittés.

Ce verdict avait pour fonction de désigner aux peuples du monde les responsables de la Deuxième Guerre mondiale et de ses ravages, avec toute la solennité d'un tribunal représentant les quatre grandes puissances victorieuses.

Mais c'était surtout un cérémonial, destiné à occulter le fait que les responsables de cette boucherie impérialiste se trouvaient aussi bien du côté des juges que du côté des accusés.

Les populations sous le choc

En 1946, tout le monde était sous le choc des massacres, des destructions provoqués par la guerre : les villes et les gares détruites, les morts et les déportations qui avaient frappé chaque famille. Six millions de Juifs avaient été exterminés ; l'Allemagne avait eu 8 millions de morts, 7 millions de prisonniers, ses villes étaient en ruines. A Nuremberg, le procès s'était ouvert dans les rares bâtiments publics de la ville qui étaient encore debout. Cette même désolation, la plupart des autres pays, en Europe, en Orient, l'avaient subie.

Et les effets de la guerre n'étaient pas près de disparaître, même lorsque les derniers prisonniers libérés des camps furent rentrés chez eux et que les 10 millions de Russes, de Polonais et d'Allemands déplacés par les modifications de frontières eurent trouvé une terre d'accueil. Le travail intensif, dangereux, à peine payé, et le ravitaillement rationné furent le lot quotidien de la majorité de la population durant des années.

A tous ces désastres, il fallait trouver des responsables.

Les grands patrons pro-nazis épargnes

C'est à cela qu'allait servir le procès des dignitaires nazis jugés à Nuremberg. C'était bien évidemment des crapules, des organisateurs de la guerre et des massacres. Mais ce conflit mondial n'était pas né uniquement des décisions de cerveaux malades des dirigeants allemands. Il était le produit de l'affrontement des intérêts économiques entre impérialismes rivaux pour l'appropriation des colonies et des marchés. Il avait opposé, au départ, deux pays presque dépourvus de colonies, l'Allemagne et l'Italie, aux deux principales puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France.

Mais, pour faire oublier ces racines économiques de la guerre, le procès évitait soigneusement de s'en prendre aux patrons allemands, pourtant responsables d'avoir financé, armé, poussé au pouvoir les nazis. Il avait été envisagé d'accuser le patron sidérurgiste Gustav Krupp, qui était tout un symbole de cette attitude. Mais les alliés vainqueurs décidèrent de dissocier son cas, "pour raisons de santé".

Les responsabilités escamotées

Il ne s'agissait donc pas, comme on voulait le faire croire, d'oppositions entre démocraties et nazisme ou fascisme. D'ailleurs les dirigeants anglais et français avaient dès le début montré le plus grand respect pour les régimes de Mussolini et de Hitler, qui avaient si bien su mater leur classe ouvrière. "Plutôt Hitler que le Front Populaire", rabâchaient la droite et le patronat français. Mais bien sûr ces sympathies n'empêchaient pas que les affaires restent les affaires, et il n'était pas question de céder la Tunisie, le Maroc ou les colonies d'Afrique centrale.

Les Etats-Unis étaient, quant à eux, entrés dans la guerre fin 1941 pour donner un coup d'arrêt à la mainmise japonaise sur l'Asie du Sud-Est.

Les dirigeants staliniens, dans leur cécité politique et militaire, avaient signé un pacte avec Hitler, qui s'était traduit par l'écrasement et le partage de la Pologne, sans leur éviter l'invasion par l'armée hitlérienne. Il était parmi les pendus de Nuremberg, ce même Ribbentrop qui avait signé avec Molotov le 23 août 1939, sous l'oeil paternel de Staline, le pacte germano-soviétique.

S'agissant de crimes de guerre, les Alliés ne s'étaient pas privés d'en commettre : massacres de civils, bombardements terroristes, camps de concentration... La guerre avait même vu aux Etats-Unis une recrudescence de l'antisémitisme, entre autres formes de racisme. Leur guerre à eux aussi avait été une sale guerre, car c'était, elle aussi, une guerre contre les peuples.

Ces responsabilités et ces complicités avec les criminels nazis, c'est ce que le procès de Nuremberg tentait d'escamoter. Au même moment, un cérémonial identique se déroulait à Tokyo. Les Etats-Unis et la Chine de Tchang Kaï-chek organisaient le procès à grand spectacle de 28 dirigeants japonais, désignés comme les responsables de la guerre dans le Pacifique.

Dans tous les pays européens qui avaient été occupés par les troupes allemandes, des procès d'épuration se tenaient, qui prétendaient éliminer les mauvais dirigeants et visaient à exonérer tous les autres. Que ce soit en France, en Belgique, en Italie, en Autriche ou en Allemagne même, cette épuration aboutit, au prix de quelques condamnations médiatiques, à consolider l'essentiel de l'appareil d'Etat. Car par ailleurs, les nazis allemands ou autrichiens furent blanchis par milliers, et aussitôt recyclés dans le nouvel appareil d'Etat "démocratique". En France, Papon ne fut pas le seul à s'en tirer ; il fut même nommé "compagnon de la Libération" !

C'est que les Etats avaient besoin de personnel qualifié et efficace, de hauts fonctionnaires, mais aussi de policiers, de militaires, d'administrateurs pour mener leur politique. Les Etats-Unis et l'URSS de leur côté avaient fait une ample moisson de scientifiques et d'espions allemands. Et il y avait de l'ouvrage pour tous ces gens-là : en juillet 1946 eurent lieu les essais nucléaires américains à Bikini ; en septembre, la Grande-Bretagne déclenchait la guerre civile contre la Résistance grecque ; en novembre, la flotte française écrasait Haiphong sous les bombes.

Les puissances impérialistes, qui venaient de condamner les responsables allemands de la guerre mondiale, entendaient bien continuer à maintenir leur empire sur la planète entière.

Vincent GELAS (LO n°1733)