Le 23 juin
Nous trouvons toujours à ajouter une foule de faits isolés
sur la lutte du 23. Les matériaux que nous avons devant
nous sont inépuisables; mais le temps ne nous permet de donner
que ce qu'il y a de plus essentiel et de caractéristique.
La révolution de Juin offre le spectacle d'une lutte acharnée
comme Paris, comme le monde n'en ont pas encore vu de pareille. De
toutes les révolutions antérieures, ce sont les
journées de Mars à Milan qui témoignent de la
lutte la plus chaude. Une population presque désarmée
de 170 000 âmes battit une armée de 20 à 30 000
hommes. Mais les journées de Mars de Milan sont un jeu
d'enfant à côté des journées de Juin à
Paris.
Ce
qui distingue la révolution de Juin de toutes les révolutions
précédentes, c'est l'absence de toute illusion, de
tout enthousiasme.
Le
peuple n'est point comme en Février sur les barricades
chantant Mourir pour la patrie - les
ouvriers du 23 juin luttent pour leur existence, la patrie a
perdu pour eux toute signification. La Marseillaise et tous
les souvenirs de la grande Révolution ont disparu. Peuple et
bourgeois pressentent que la révolution dans laquelle ils
entrent est plus grande que 1789 et 1793.
La
révolution de Juin est la révolution du désespoir
et c'est avec la colère muette, avec le sang-froid
sinistre du désespoir qu'on combat pour elle; les ouvriers
savent qu'ils mènent une lutte à la vie et à
la mort, et devant la gravité terrible de cette lutte le
vif esprit français lui-même se tait.
L'histoire
ne nous offre que deux moments ayant quelque ressemblance avec la
lutte qui continue probablement encore en ce moment à Paris :
la guerre des esclaves de Rome et l'insurrection lyonnaise de 1834.
L'ancienne devise lyonnaise, elle aussi : « Vivre en
travaillant ou mourir en combattant », a de nouveau surgi,
soudain, au bout de quatorze ans, inscrite sur les drapeaux.
La
révolution de Juin est la première qui divise vraiment
la société tout entière en deux grands camps
ennemis qui sont représentés par le Paris de l'est et
le Paris de l'ouest. L'unanimité de la révolution de
Février a disparu, cette unanimité poétique,
pleine d'illusions éblouissantes, pleine de beaux mensonges et
qui fut représentée si dignement par le traître
aux belles phrases, Lamartine. Aujourd'hui, la gravité
implacable de la réalité met en pièces
toutes les promesses séduisantes du 25 février. Les
combattants de Février luttent aujourd'hui eux-mêmes les
uns contre les autres, et, ce qu'on n'a encore jamais vu, il n'y a
plus d'indifférence, tout homme en état de porter les
armes participe vraiment à la lutte sur la barricade ou devant
la barricade.
Les
armées qui s'affrontent dans les rues de Paris sont aussi
fortes que les armées qui livrèrent la « bataille
des nations » de Leipzig. Cela seul prouve l'énorme
importance de la révolution de Juin.
Mais,
passons à la description de la lutte elle-même.
D'après
nos nouvelles d'hier, force nous était de croire que les
barricades avaient été disposées d'une façon
assez incohérente. Les informations détaillées
d'aujourd'hui font ressortir le contraire. Jamais encore les ouvrages
de défense des ouvriers n'ont été exécutés
avec un tel sang-froid, avec une telle méthode.
La
ville était divisée en deux camps. La ligne de partage
partait de l'extrémité nord-est de la ville, de
Montmartre, pour descendre jusqu'à la porte Saint-Denis, de
là, descendait la rue Saint-Denis, traversait l'île de
la Cité et longeait la rue Saint-Jacques, jusqu'à la
barrière. Ce qui était à l'est était
occupé et fortifié par les ouvriers; c'est de la partie
ouest qu'attaquait la bourgeoisie et qu'elle recevait ses renforts.
De
bonne heure, le matin, le peuple commença en silence à
élever ses barricades. Elles étaient plus hautes et
plus solides que jamais. Sur la barricade à l'entrée du
faubourg Saint-Antoine, flottait un immense drapeau rouge.
Le
boulevard Saint-Denis était très fortement retranché.
Les barricades du boulevard, de la rue de Cléry et les
maisons avoisinantes, transformées en véritables
forteresses, constituaient un système de défense
complet. C'est là, comme nous le relations hier déjà,
que commença le premier combat important. Le peuple se battit
avec un mépris indicible de la mort. Sur la barricade de la
rue de Cléry, un fort détachement de gardes nationaux
fit une attaque de flanc. La plupart des défenseurs de la
barricade se retirèrent. Seuls sept hommes et deux femmes,
deux jeunes et belles grisettes, restèrent à leur
poste. Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la
main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le
porte-drapeau tombe. Alors une des grisettes, une grande et belle
jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le
drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le
feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune
fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes.
Aussitôt, l'autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau,
soulève la tête de sa compagne, et, la trouvant morte,
jette, furieuse, des pierres sur la garde nationale. Elle aussi tombe
sous les balles des bourgeois. Le feu devient de plus en plus vif. On
tire des fenêtres, de la barricade; les rangs de la garde
nationale s'éclaircissent; finalement, des secours arrivent et
la barricade est prise d'assaut. Des sept défenseurs de la
barricade, un seul encore était vivant; il fut désarmé et fait prisonnier. Ce furent les lions et les loups de Bourse de la
2° légion qui exécutèrent ce haut fait
contre sept ouvriers et deux grisettes.
La
jonction des deux corps et la prise de la barricade sont suivies d'un
moment de silence anxieux. Mais il est bientôt interrompu. La
courageuse garde nationale ouvre un feu de peloton bien nourri sur la
foule des gens désarmés et paisibles qui occupent une
partie du boulevard. Ils se dispersent épouvantés. Mais
les barricades ne furent pas prises. C'est seulement lorsque
Cavaignac arriva lui-même avec la ligne et la cavalerie, après
un long combat et vers 3 heures seulement, que le boulevard fut pris
jusqu'à la porte Saint-Martin.
Dans
le faubourg Poissonnière, plusieurs barricades étaient
dressées et, notamment, au coin de la rue Lafayette où
plusieurs maisons servaient également de forteresse aux
insurgés. Un officier de la garde nationale les commandait. Le
7° régiment d'infanterie légère, la garde
mobile et la garde nationale avancèrent contre eux. Le combat
dura une demi-heure; finalement, les troupes eurent la victoire mais
seulement après avoir perdu près de 100 morts et
blessés. Ce combat eut lieu après 3 heures de
l'après-midi.
Devant
le palais de justice, des barricades furent édifiées
également dans la rue de Constantine et les rues avoisinantes,
ainsi que sur le pont Saint-Michel où flottait le drapeau
rouge. Après un combat plus long, ces barricades furent aussi
prises.
Le
dictateur Cavaignac posta son artillerie près du pont
Notre-Dame. De là, il canonna les rues Planche-Mybray et de la
Cité, et il put facilement la faire ranger en batterie contre
les barricades de la rue Saint-Jacques.
Cette
dernière rue était coupée par de nombreuses
barricades et les maisons transformées en vraies forteresses.
L'artillerie seule pouvait intervenir là, et Cavaignac
n'hésita pas un instant à l'employer. Tout
l'après-midi, retentit le grondement des canons. La
mitraille balayait la rue. Le soir, à 7 heures, il ne restait
plus qu'une barricade à prendre. Le nombre des morts était
très grand.
Aux
abords du pont Saint-Michel et dans la rue Saint-André-des-Arts,
on tira également à coups de canon. Tout à
l'extrémité nord-est de la ville, rue de
Château-Landon, où un détachement de troupes se
risqua, une barricade fut également démolie à
coups de canon.
L'après-midi,
le combat devint de plus en plus vif dans le faubourg nord-est. Les
habitants des faubourgs de la Villette, de Pantin, etc., vinrent en
aide aux insurgés. Toujours, on recommence à élever
les barricades et en très grand nombre.
Dans
la Cité, une compagnie de la garde républicaine s'était
glissée entre deux barricades sous prétexte de
fraterniser avec les insurgés et avait ensuite tiré. Le
peuple furieux se précipita sur les traîtres et les
abattit homme par homme. C'est à peine si 20 d'entre eux
eurent le loisir de s'échapper.
La
violence de la lutte grandissait sur tous les points. Tant qu'il fit
clair, on tira à coups de canon; plus tard, on se borna à
la fusillade qui se poursuivit bien avant dans la nuit. A 11 heures,
encore, la générale retentissait dans tout Paris, et, à
minuit, on échangeait encore des coups de fusil dans la
direction de la Bastille. La place de la Bastille était
entièrement au pouvoir des insurgés ainsi que tous ses
accès. Le faubourg Saint-Antoine, le centre de leur puissance,
était fortement retranché. Sur le boulevard, de la rue
Montmartre jusqu'à la rue du Temple, il y avait en masse
serrée de la cavalerie, de l'infanterie, de la garde nationale
et de la garde mobile.
A
11 heures du soir, on comptait déjà plus de 1000 morts
et blessés.
Telle
fut la première journée de la révolution de
Juin, journée sans précédent dans les annales
révolutionnaires de Paris. Les ouvriers parisiens combattirent
tout à fait seuls contre la bourgeoisie armée, contre
la garde mobile, la garde républicaine réorganisée
et contre les troupes de ligne de toutes armes. Ils ont soutenu la
lutte avec une bravoure sans exemple, qui n'a de pareille que la
brutalité, également sans exemple, de leurs
adversaires. On se prend d'indulgence pour un Hüser, un
Radetzky, un Windischgraetz [1],
lorsqu'on voit comment la bourgeoisie de Paris s'adonne, avec un
véritable enthousiasme, aux tueries arrangées par
Cavaignac.
Dans
la nuit du 23 au 24, la Société des droits de l'homme,
qui avait été reconstituée le 11 juin, décida
d'utiliser l'insurrection au profit du Drapeau rouge et, par
conséquent, d'y participer. Elle a donc tenu une réunion,
décidé les mesures nécessaires et nommé
deux comités permanents.
Le 24 juin
Toute la nuit, Paris fut militairement occupé. De forts piquets de
troupes se tenaient sur les places et sur les boulevards.
A
4 heures du matin retentit la générale. Un officier et
plusieurs hommes de la garde nationale entrèrent dans toutes
les maisons pour y aller chercher les gardes de leur compagnie qui ne
s'étaient pas présentés volontairement.
Vers
le même moment, le grondement du canon retentit à
nouveau, avec plus de violence, aux environs du pont Saint-Michel,
point de liaison des insurgés de la rive gauche et de la Cité.
Le général Cavaignac, revêtu ce matin-là
de la dictature, brûle d'envie de l'exercer contre l'émeute.
La veille, on n'avait employé l'artillerie
qu'exceptionnellement et on ne tirait le plus souvent qu'à
mitraille; mais, aujourd'hui, on poste sur tous les points de
l'artillerie, non seulement contre les barricades, mais aussi contre
les maisons; on tire non seulement à mitraille, mais à
boulets de canon avec des obus et avec des fusées
incendiaires.
Dans
le haut du faubourg Saint-Denis, un violent combat commença le
matin. Les insurgés avaient occupé dans le voisinage de
la gare du Nord une maison en construction et plusieurs barricades.
La première légion de la garde nationale attaqua sans
remporter toutefois d'avantage quelconque. Elle épuisa ses
munitions et eut près de cinquante morts et blessés. A
peine put-elle conserver sa position jusqu'à l'arrivée
de l'artillerie (vers 10 heures) qui rasa la maison et les
barricades. Les troupes réoccupèrent la ligne du chemin
de fer du Nord. La lutte dans toute cette contrée (appelée
Clos Saint-Lazare et que la Kölnische Zeitung transforme
en « Cour Saint-Lazare ») se poursuivit cependant encore
longtemps et fut menée avec un grand acharnement. «
C'est une véritable boucherie », écrit le
correspondant d'une feuille belge. Aux barrières Rochechouart
et Poissonnière s'élevèrent de fortes
barricades; le retranchement près de la rue Lafayette fut
rétabli également et ne céda que l'après-midi
aux boulets de canon.
Dans
les rues Saint-Martin, Rambuteau et du Grand-Chantier, les barricades
ne purent être prises également qu'à l'aide des
canons.
Le
café Cuisinier, en face du pont Saint-Michel, a été
démoli par les boulets de canon.
Mais
le combat principal eut lieu l'après-midi vers trois heures
sur le quai aux Fleurs où le célèbre magasin de
confections « A la Belle Jardinière » fut occupé
par 600 insurgés et transformé en forteresse.
L'artillerie et l'infanterie de ligne attaquent. Un coin du mur
démoli s'écroule avec fracas. Cavaignac qui y commande
le feu lui-même invite les insurgés à se rendre,
sinon il les fera tous passer au fil de l'épée. Les
insurgés s'y refusent. La canonnade reprend et, finalement, on
y jette des fusées incendiaires et des obus. La maison
est complètement démolie; 80 insurgés gisent
sous les décombres.
Dans
le faubourg Saint-Jacques, aux alentours du Panthéon, les
ouvriers s'étaient également retranchés de tous
les côtés. Il fallut assiéger chaque maison comme
à Saragosse. Les efforts du dictateur Cavaignac pour prendre
d'assaut ces maisons furent si vains que le brutal soldat d'Algérie
déclara qu'il y ferait mettre le feu si les occupants ne se
rendaient pas.
Dans
la Cité, des jeunes filles tiraient des fenêtres sur les
soldats et la garde civile. Il fallut, là aussi, faire agir
les obusiers pour obtenir le moindre résultat.
Le
11° bataillon de garde mobile qui voulait passer du côté
des insurgés, fut massacré par les troupes de la
garde nationale. C'est du moins ce qu'on dit.
Vers
midi, l'insurrection avait nettement l'avantage. Tous les faubourgs,
les Batignolles, Montmartre, La Chapelle et La Villette, bref toute
la limite extérieure de Paris, depuis les Batignolles jusqu'à
la Seine, et la plus grande moitié de la rive gauche de la
Seine étaient entre ses mains. Ils s'y étaient emparés
de 13 canons qu'ils n'utilisèrent pas. Au centre, ils
arrivaient dans la Cité et dans la partie basse de la rue
Saint-Martin sur l'Hôtel de ville qui était couvert par
des masses de troupes. Mais cependant, déclara Bastide à
la Chambre, il sera pris dans une heure peut-être par les
insurgés, et c'est dans la stupeur provoquée par cette
nouvelle que la dictature et l'état de siège furent
décidés. A peine en fut-il pourvu, que Cavaignac
recourut aux moyens les plus extrêmes, les plus brutaux, comme
jamais encore on ne les avait utilisés dans une ville
civilisée, comme Radetzky lui-même hésita à
les employer à Milan. Le peuple fut de nouveau magnanime. S'il
avait riposté aux fusées incendiaires et aux obusiers
par l'incendie, il eût été victorieux le soir.
Mais il se garda d'utiliser les mêmes armes que ses
adversaires.
Les
munitions des insurgés se composaient le plus souvent de
coton-poudre qui était fabriqué en grandes quantités
dans le faubourg Saint-Jacques et dans le Marais. Sur la place
Maubert était installé un atelier pour fondre les
balles.
Le
gouvernement recevait continuellement des renforts. Durant toute la
nuit, des troupes arrivèrent à Paris; la garde
nationale de Pontoise, Rouen, Meulan, Mantes, Amiens, Le Havre
arriva; des troupes vinrent d'Orléans, de l'artillerie et des
pionniers d'Arras et de Douai, un régiment vint
d'Orléans. Le 24 au matin, 500 000 cartouches et 12
pièces d'artillerie de Vincennes entrèrent dans la
ville; les cheminots de la ligne de chemin de fer du Nord,
d'ailleurs, ont arraché les rails entre Paris et Saint-Denis
pour qu'aucun renfort n'arrive plus.
C'est
avec ces forces conjuguées et cette brutalité inouïe
qu'on parvint l'après-midi du 24 à refouler les
insurgés.
La
fureur avec laquelle la garde nationale se battit et la grande
conscience qu'elle avait qu'il y allait de son existence dans ce
combat, apparaissent dans le fait que, non seulement Cavaignac, mais
la garde nationale elle-même voulait mettre le feu à
tout le quartier du Panthéon !
Trois
points étaient désignés comme les quartiers
principaux des troupes assaillantes : la porte Saint-Denis où
commandait le général Lamoricière, l'Hôtel
de ville où se tenait le général Duvivier avec
14 bataillons, et la place de la Sorbonne d'où le général
Damesme luttait contre le faubourg Saint-Jacques.
Vers
midi, les abords de la place Maubert furent pris et la place
elle-même cernée. A une heure, la place succombait.
Cinquante hommes de la garde mobile y tombèrent ! Vers le
même moment, le Panthéon, après une canonnade
longue et violente, était pris ou plutôt livré.
Les quinze cents insurgés qui y étaient retranchés,
capitulèrent - probablement à la suite de la
menace de M. Cavaignac et des bourgeois, écumant de rage, de
livrer tout le quartier aux flammes.
Vers
le même moment, les « défenseurs de l'ordre »
avançaient de plus en plus sur les boulevards et prenaient les
barricades des rues avoisinantes. Dans la rue du Temple, les ouvriers
étaient refoulés jusqu'au coin de la rue de la
Corderie; dans la rue Boucherat on se battait encore, également
de l'autre côté du boulevard, dans le faubourg du
Temple. Dans la rue Saint-Martin retentissaient encore des coups de
fusil isolés; à la pointe Sainte-Eustache une barricade
tenait encore.
Le
soir, vers 7 heures, on amena au général Lamoricière
deux bataillons de la garde nationale d'Amiens qu'il employa aussitôt
à cerner les barricades derrière le Château
d'Eau. A ce moment, le faubourg Saint-Denis était calme et
libre; il en était de même de presque toute la rive
gauche de la Seine. Les insurgés étaient cernés
dans une partie du Marais et du faubourg Saint-Antoine. Cependant,
ces deux quartiers sont séparés par le boulevard
Beaumarchais et le canal Saint-Martin situé derrière,
et celui-ci était libre pour la troupe.
Le
général Damesme, commandant de la garde mobile, fut
atteint, près de la barricade de la rue de l'Estrapade,
par une balle à la cuisse. La blessure n'est pas dangereuse.
Les représentants Bixio et Dornès ne sont pas non plus
blessés aussi dangereusement qu'on le croyait au début.
La
blessure du général Bedeau est également légère.
A
9 heures, le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau
étaient pour ainsi dire pris. Le combat avait été
d'une violence exceptionnelle. C'est le général Bréa
qui y commandait maintenant.
Le
général Duvivier à l'Hôtel de ville avait
eu moins de succès. Cependant, les insurgés y avaient
été aussi refoulés.
Le
général Lamoricière, malgré une violente
résistance, avait dégagé les faubourgs
Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin jusqu'aux barrières.
Les ouvriers ne tenaient encore que dans le Clos Saint-Lazare; ils
s'étaient retranchés dans l'hôpital
Louis-Philippe.
Cette
même nouvelle fut communiquée par le président de
l'Assemblée nationale à 9 heures et demie du soir.
Cependant, il lui fallut se rétracter plusieurs fois. Il avoua
que l'on tirait encore beaucoup de coups de feu dans le faubourg
Saint-Martin.
L'état
de choses dans la soirée du 24 était donc le suivant :
Les
insurgés tenaient encore environ la moitié du terrain
qu'ils occupaient le matin du 23. Ce terrain représentait la
partie est de Paris, les faubourgs Saint-Antoine, du Temple,
Saint-Martin et le Marais. Le Clos Saint-Lazare et quelques
barricades au Jardin des Plantes formaient leurs postes avancés.
Tout
le reste de Paris était dans les mains du gouvernement.
Ce
qui frappe le plus dans ce combat désespéré,
c'est la fureur avec laquelle se battaient les « défenseurs
de l'ordre ». Eux, qui, auparavant, avaient des nerfs si
sensibles pour chaque goutte de « sang bourgeois », qui
avaient même des crises de sentimentalité à
propos de la mort des gardes municipaux du 24 février, ces
bourgeois abattent les ouvriers comme des animaux sauvages. Dans les
rangs de la garde nationale, à l'Assemblée nationale,
pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité
d'aucune sorte, mais bien une haine qui éclate avec violence,
une fureur froide contre les ouvriers insurgés. La bourgeoisie
mène avec une claire conscience une guerre
d'extermination contre eux. Qu'elle soit pour l'instant victorieuse
ou qu'elle ait immédiatement le dessous, les ouvriers
exerceront contre elle une terrible vengeance. Après une lutte
comme celle des trois journées de Juin, seul, le terrorisme
est encore possible, qu'il soit exercé par l'un ou l'autre
des partis.
Nous
communiquons encore quelques passages d'une lettre d'un capitaine de
la garde républicaine sur les événements des 23
et 24 :
« Je vous écris au crépitement des
mousquets, au grondement des canons. A deux heures, nous avons pris à
la pointe du pont Notre-Dame trois barricades; plus tard, nous
marchâmes sur la rue Saint-Martin et nous la traversâmes
dans toute sa longueur. Arrivés au boulevard, nous constatons
qu'il est abandonné et désert, comme à deux
heures du matin. Nous remontons le faubourg du Temple; avant
d'arriver à la caserne, nous faisons halte. A deux cents pas
plus loin, s'élève une formidable barricade,
appuyée par plusieurs autres et défendue par 2000
hommes environ. Nous parlementons avec eux pendant deux heures.
Vainement ! Vers six heures arrive enfin l'artillerie; alors les
insurgés ouvrent les premiers le feu.
« Les canons répondent et, jusqu'à
neuf heures, le grondement des pièces fait voler en éclats
les fenêtres et les tuiles; c'est un feu épouvantable.
Le sang coule à torrents en même temps qu'éclate
un orage terrible. A perte de vue le pavé est rougi de sang.
Mes gens tombent sous les balles des insurgés; ils se
défendent comme des lions. Vingt fois nous marchons à
l'assaut, vingt fois nous sommes repoussés. Le nombre des
morts est immense, le nombre des blessés encore beaucoup plus
grand. A neuf heures, nous prenons la barricade à la
baïonnette. Aujourd'hui (24 juin) à trois heures du
matin, nous sommes encore sur pied. L'artillerie tonne
continuellement. Le Panthéon est le centre. Je suis à
la caserne. Nous gardons les prisonniers
que l'on amène à chaque instant. Il y a beaucoup
de blessés parmi eux. Certains
sont fusillés immédiatement. Sur 112 de mes
hommes, j'en ai perdu 53. »
Le 25 juin
Chaque
jour, la violence, l'acharnement, la fureur de la lutte ont grandi.
La bourgeoisie est devenue de plus en plus fanatique contre les
insurgés au fur et à mesure que ses brutalités
la conduisaient moins vite au but, qu'elle se lassait davantage dans
la lutte, la garde de nuit et le bivouac, et qu'elle se rapprochait
enfin de sa victoire.
La
bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis
ordinaires, que l'on vainc, mais des ennemis de la société,
que l'on extermine. Les bourgeois ont répandu l'assertion
absurde que, pour les ouvriers qu'ils avaient eux-mêmes acculés
de force à l'insurrection, il ne s'agissait que de pillage,
d'incendie et d'assassinat, que c'était une bande de brigands
qu'il fallait abattre comme des bêtes sauvages. Et, cependant,
les insurgés avaient occupé pendant trois jours une
grande partie de la ville et s'y étaient comportés
d'une façon tout à fait convenable. S'ils avaient
employé les mêmes moyens violents que les bourgeois et
les valets des bourgeois commandés par Cavaignac, Paris serait
en ruines, mais ils auraient triomphé.
La
façon barbare dont les bourgeois procédèrent
dans cette lutte ressort de tous les faits isolés. Sans parler
de la mitraille, des obus, des fusées incendiaires, il est
établi qu'on ne fit aucun quartier dans la plupart des
barricades prises d'assaut. Les bourgeois abattirent sans
exception tout ce qu'ils trouvèrent devant eux. Le 24 au soir,
plus de 50 insurgés prisonniers furent fusillés
sans autre forme de procès dans l'avenue de l'Observatoire. «
C'est une guerre d'extermination », écrit un
correspondant de L'Indépendance belge, qui est
elle-même une feuille bourgeoise. Sur toutes les barricades on
croyait que tous les insurgés sans exception seraient
massacrés. Lorsque La Rochejaquelein déclara à
l'Assemblée nationale qu'il fallait faire quelque chose pour
contrecarrer cette croyance, les bourgeois ne le laissèrent
pas achever et firent un tel vacarme que le président dut se
couvrir et interrompre la séance. Lorsque M. Sénard
lui-même voulut prononcer plus tard (voir plus loin la séance
de l'Assemblée) quelques paroles hypocrites de douleur et de
conciliation, le vacarme recommença. Les bourgeois ne
voulaient pas entendre parler de modération. Même au
risque de perdre une partie de leur fortune par le bombardement, ils
étaient résolus à en finir une fois pour toutes
avec les ennemis de l'ordre, les brigands, incendiaires et
communistes.
Avec
cela, ils n'avaient même pas l'héroïsme que leurs
journaux s'efforcent de leur attribuer. De la séance
d'aujourd'hui de l'Assemblée nationale, il ressort que lorsque
l'insurrection éclata, la garde nationale fut consternée
d'effroi; des informations de tous les journaux des nuances les plus
diverses, il ressort clairement, malgré toutes les phrases
pompeuses, que le premier jour, la garde nationale parut en faible
nombre, que le second et le troisième jour, Cavaignac dut les
faire arracher de leur lit et mener au feu par un caporal et quatre
hommes. La haine fanatique des bourgeois contre les ouvriers insurgés
n'était pas à même de surmonter leur lâcheté
naturelle.
Les
ouvriers, par contre, se sont battu avec une bravoure sans pareille.
De moins en moins en mesure de remplacer leurs pertes, de plus en
plus refoulés par des forces supérieures, pas un
instant ils ne montrèrent de lassitude. Dès le 25 au
matin, ils ont dû reconnaître que les chances de la
victoire tournaient nettement contre eux. De nouvelles troupes
arrivaient par masses successives de toutes les régions; la
garde nationale de la banlieue, celle des villes plus éloignées,
venaient en gros détachements à Paris. Les troupes
de ligne qui se battaient s'élevaient, le 25, à plus de
40 000 hommes, plus que la garnison ordinaire; à cela
s'ajoutait la garde mobile avec de 20 à 25 000 hommes; puis la
garde nationale de Paris et des autres villes. De plus, encore
plusieurs milliers d'hommes de la garde républicaine. Toutes
les forces armées qui entrèrent en action contre
l'insurrection s'élevaient, le 25, certainement de 150 000 à
200 000 hommes; les ouvriers en avaient tout au plus le quart, ils
avaient moins de munitions, absolument aucune direction militaire et
point de canons utilisables. Mais ils se battirent en silence et
désespérément contre des forces énormément
supérieures. C'est par masses successives qu'elles avançaient
dans les brèches faites par l'artillerie lourde dans les
barricades; les ouvriers les accueillaient sans pousser un cri et ils
luttaient partout jusqu'au dernier homme avant de laisser tomber une
barricade entre les mains des bourgeois. A Montmartre, les insurgés
criaient aux habitants : « Ou bien nous serons mis en pièces,
ou c'est nous qui mettrons les autres en pièces; mais nous ne
céderons pas, et priez Dieu que nous soyons vainqueurs, car,
sinon nous brûlerons tout Montmartre. » Cette menace qui
ne fut pas même mise à exécution, est taxée
naturellement de « projet abominable », alors que les
obus et les fusées incendiaires de Cavaignac sont des «
mesures militaires habiles » qui provoquent l'admiration
de tous !
Le
25 au matin, les insurgés occupaient les positions suivantes :
le Clos Saint-Lazare, les faubourgs Saint-Antoine et du Temple, le
Marais et le quartier Saint-Antoine.
Le
Clos Saint-Lazare (d'un ancien monastère) est une grande
étendue de terrain en partie bâtie, en partie couverte
seulement de maisons inachevées, de rues tracées, etc.
La gare du Nord se trouve exactement en son milieu. Dans ce quartier
riche en bâtisses inégalement disposées et qui
renferme en outre quantité de matériaux de construction
les insurgés avaient construit une forteresse formidable.
L'hôpital
Louis-Philippe, en construction, était leur centre; ils
avaient élevé des barricades redoutables que les
témoins oculaires décrivent comme tout à fait
imprenables. Derrière, se trouvait le mur de la ceinture de la
ville, cerné et occupé par eux. De là, leurs
retranchements allaient jusqu'à la rue Rochechouart ou dans
les alentours des barrières. Les barrières de
Montmartre étaient fortement défendues; Montmartre
était complètement occupé par eux. Quarante
canons, tonnant contre eux depuis deux jours, ne les avaient pas
encore réduits.
On
tira de nouveau toute la journée avec 40 canons sur ces
retranchements; finalement, à 6 heures du soir, les deux
barricades de la rue Rochechouart furent prises et bientôt
après le Clos Saint-Lazare succombait aussi.
Sur
le boulevard du Temple, la garde mobile prit à 10 heures du
matin plusieurs maisons d'où les insurgés envoyaient
leurs balles dans les rangs des assaillants. Les « défenseurs
de l'ordre » avaient avancé à peu près
jusqu'au boulevard des Filles-du-Calvaire. Sur ces entrefaites, les
insurgés furent refoulés de plus en plus loin dans le
faubourg du Temple, le canal Saint-Martin occupé par endroits
et de là, ainsi que du boulevard, l'artillerie canonnait
fortement les rues assez larges et droites. Le combat fut d'une
violence extraordinaire. Les ouvriers savaient très bien qu'on
les attaquait là au cœur de leurs positions. Il se
défendaient comme des forcenés. lis reprirent même
des barricades dont on les avait déjà délogés.
Mais, après une longue lutte, ils furent écrasés
par la supériorité du nombre et des armes. Les
barricades succombèrent l'une après l'autre; à
la tombée de la nuit, non seulement le faubourg du Temple
était pris, mais aussi, au moyen du boulevard et du canal, les
abords du faubourg Saint-Antoine et plusieurs barricades de ce
faubourg.
A
l'Hôtel de ville, le général Duvivier faisait des
progrès lents, mais réguliers. Des quais, il prit de
flanc les barricades de la rue Saint-Antoine, en même temps
qu'il canonnait l'île Saint-Louis et l'ancienne île
Louvier avec des pièces lourdes. On se battit là
également avec un grand acharnement, mais on manque de détails
sur cette lutte dont on sait seulement qu'à 4 heures la mairie
du IX° arrondissement ainsi que les rues avoisinantes furent
prises, que les barricades de la rue Saint-Antoine furent emportées
d'assaut l'une après l'autre et que le pont de Damiette qui
donnait accès dans l'île Saint-Louis fut pris, A la
tombée de la nuit, les insurgés y étaient
partout refoulés et tous les accès de la place de la
Bastille dégagés.
Ainsi,
les insurgés étaient rejetés de toutes les
parties de la ville, à l'exception du faubourg Saint-Antoine.
C'était leur position la plus forte. Les nombreux accès
de ce faubourg, le vrai foyer de toutes les insurrections
parisiennes, étaient couverts avec une habileté
particulière, Des barricades obliques, se couvrant
mutuellement les unes les autres, encore renforcées par le feu
croisé des maisons, constituaient un redoutable front
d'attaque. Leur assaut aurait coûté une énorme
quantité d'existences.
Devant
ces retranchements campaient les bourgeois, ou plutôt leurs
valets. La garde nationale avait fait peu de choses ce jour-là,
C'est la ligne et la garde mobile qui avaient accompli la plus grande
partie de la besogne; la garde nationale occupait les quartiers
calmes et les quartiers conquis.
C'est
la garde républicaine et la garde mobile qui se sont
comportées le plus mal. La garde républicaine,
réorganisée et épurée comme elle l'était,
se battit avec un grand acharnement contre les ouvriers gagnant
contre eux ses éperons de garde municipale républicaine.
La
garde mobile qui est recrutée, dans sa plus grande partie,
dans le lumpen-prolétariat parisien, s'est déjà
beaucoup transformée, dans le peu de temps de son existence,
grâce à une bonne solde, en une garde prétorienne
de tous les gens au pouvoir. Le lumpen-prolétariat organisé
a livré, sa bataille au prolétariat travailleur non
organisé. Comme il fallait s'y attendre, il s'est mis au
service de la bourgeoisie, exactement comme les lazaroni à
Naples se sont mis à la disposition de Ferdinand. Seuls, les
détachements de la garde mobile qui étaient composés
de vrais ouvriers passèrent de l'autre côté.
Mais
comme tout le remue-ménage actuel à Paris semble
méprisable quand on voit comment ces anciens mendiants,
vagabonds, escrocs, gamins et petits voleurs de la garde mobile que
tous les bourgeois traitaient en mars et en avril de bande de
brigands capables des actes les plus répréhensibles, de
coquins qu'on ne pouvait supporter longtemps, sont maintenant choyés,
vantés, récompensés, décorés parce
que ces « jeunes héros », ces « enfants de
Paris » dont la bravoure est incomparable, qui escaladent les
barricades avec le courage le plus brillant, etc., parce que ces
étourdis de combattants des barricades de Février
tirent maintenant tout aussi étourdiment sur le
prolétariat travailleur qu'ils tiraient auparavant sur les
soldats, parce qu'ils se sont laissé soudoyer pour massacrer
leurs frères à raison de 30 sous par jour ! Honneur à
ces vagabonds soudoyés, parce que pour 30 sous par jour ils
ont abattu la partie la meilleure, la plus révolutionnaire des
ouvriers parisiens !
La
bravoure avec laquelle les ouvriers se sont battu est vraiment
admirable. Trente à quarante mille ouvriers qui tiennent trois
jours entiers contre plus de quatre-vingt mille hommes de troupe et
cent mille hommes de garde nationale, contre la mitraille, les obus
et les fusées incendiaires, contre la noble expérience
guerrière de généraux qui n'ont pas honte
d'employer les moyens algériens ! Ils ont été
écrasés et, en grande partie, massacrés. On ne
rendra pas à leurs morts les honneurs comme aux morts de
Juillet et de Février; mais l'histoire assignera une tout
autre place aux victimes de la première bataille rangée
décisive du prolétariat.