mercredi 24 juin 2015

:: Le 27 juin (14 juin) 1905 commençait la mutinerie du cuirassé Potemkine ["Pavillon rouge", LO, 26 juin 1962]

Le 27 juin 1905 au matin, le cuirassé Kniaz Potemkine Tavritchesky était encore l’orgueil de la flotte de la Mer Noire. C’était le plus moderne, le mieux armé de tous ses bâtiments, et il se trouvait sans doute déjà, dans les milieux socialistes, des esprits « réalistes » pour expliquer qu’avec un matériel militaire d’une telle puissance, la révolution n’était plus possible.

Au soir du même jour, drapeau rouge au mât, le Potemkine entrait dans la rade d’Odessa, et par la même occasion dans l’histoire.

Depuis le dimanche sanglant de janvier à Saint-Pétersbourg, la Russie vivait dans une atmosphère de fièvre politique. La crise révolutionnaire qui allait atteindre son apogée avec la grève générale d’octobre, touchait progressivement toutes les régions de l’immense empire, toutes les couches sociales.

Depuis quelques temps, il était certain que l’agitation avait gagné les équipages de la marine impériale, et les revers de la guerre russo-japonaise, l’écrasement de la flotte du Pacifique un mois auparavant à Tsoushima, n’avaient fait qu’accélérer les choses. Cependant le Potemkine était considéré comme l’un des bâtiments les plus sûrs, et les événements allaient surprendre tout le monde.

Le point de départ de cette révolte, que retrace fidèlement le chef d’oeuvre d’Eisenstein semblait insignifiant, et certains ont voulu voir là la preuve que la Révolution était le dernier souci des marins et qu’il ne s’agissait que d’une petite rébellion pour une histoire de viande avariée, habilement organisée par des « meneurs » professionnels.

Mais pour qu’une révolte éclatât sur un navire de guerre, où la mort est le sort traditionnellement réservé aux mutins, il fallait bien que le mécontentement soit profond. Les hommes du Potemkine savaient qu’ils s’engageaient sur un chemin sans retour, qu’ils n’auraient plus le choix, que leur action n’aurait de sens que s’ils essayaient de gagner à eux toute l’escadre de la Mer Noire, que s’ils se liaient à la Révolution qui mûrissait.

Que l’incident des asticots ait été le point de départ de cette révolte n’a rien d’extraordinaire, ce n’était que l’une des brimades que subissaient les marins, et dont leur vie quotidienne n’était qu’une longue suite. Mais la Révolution qui montait leur avait donné conscience de leur dignité, et celle-là, ils ne la supportèrent pas. Et leur geste avait comme une valeur symbolique, leur révolte devant la vermine grouillante, c’était leur révolte contre l’autocratie tsariste et ses arrogants valets.

L’arrivée du cuirassé à Odessa, au soir d’une journée où s’étaient succédé en ville manifestations de grévistes et fusillades, allait précipiter les événements.

Dès le lendemain matin, l’organisation social-démocrate envoyait ses représentants à bord du bâtiment, pendant que les matelots s’adressaient inlassablement à la foule immense qui défilait sur les quais devant le corps du matelot Vakoulintchouk « sauvagement assassiné par le commandant en second du cuirassé Potemkine, parce qu’il s’était plaint de la mauvaise qualité du bortch » comme l’expliquait la pancarte accrochée à sa vareuse.

Mais la répression policière, la tristement célèbre fusillade du grand escalier, allait montrer que les sept cents marins révoltés ne représentaient une puissance formidable qu’enfermés dans les tourelles de leur cuirassé, où ils ne pouvaient être d’aucun secours aux manifestants qui se faisaient massacrer à terre, car après un bien timide essai, ceux que l’on devait représenter sous les traits de bandits sanguinaires, se refusèrent à bombarder la ville avec leurs canons pour ne pas causer de victimes innocentes. Il ne pouvait pas être question non plus de descendre l’équipage à terre et de prendre ainsi le risque de perdre leur bâtiment isolé. Décidément le salut ne pouvait venir que du reste de l’escadre, si les autres navires se soulevaient eux aussi.

Mais pour le moment il n’en était rien, et le 30 juin une flottille, avec trois cuirassés arrivait en vue d’Odessa pour mettre le Potemkine à la raison. Les officiers, pourtant, ne devaient pas être très sûrs de leurs hommes, car les marins révolutionnaires n’eurent qu’à hisser le signal « rendez-vous ou nous faisons feu » pour voir leurs agresseurs faire demi-tour.

Le lendemain, c’est toute l’escadre de la Mer Noire, presque toute la flotte russe depuis Tsoushima, qui revint en formation de combat. Fièrement, le Potemkine s’avança au devant d’elle, mais lorsqu’il arriva à sa hauteur, au lieu des volées d’obus que lui destinaient les amiraux du tsar, ce sont les ovations des matelots massés sur les ponts des navires après avoir déserté leurs postes, qui montèrent vers lui. Le seul résultat de cette brillante opération militaire fut qu’un deuxième cuirassé, le Georges le Victorieux, se joignit au Potemkine. Pour éviter la révolte de l’ensemble de l’escadre, l’amirauté dut même s’empresser de mettre tous les autres équipages en permission illimitée. Désormais la chasse au Potemkine ne fut plus menée que par un contre-torpilleur dont l’équipage était exclusivement composé d’officiers.

Mais, malgré ce succès, les marins révolutionnaires étaient dans une impasse. Malgré les événements d’Odessa la révolution ne s’étendait pas en Russie, et le Potemkine était pris au piège, condamné à errer sans fin dans la Mer Noire dont il ne pouvait espérer sortir, les détroits étant solidement verrouillés par l’artillerie côtière turque. Le sort des marins du Georges le Victorieux, échoué en rade d’Odessa, montrait qu’il ne pouvait être question de se rendre, car personne parmi eux n’avait échappé au peloton d’exécution.

Le 8 juillet, le Potemkine entrait dans le port roumain de Constantza et s’y saborda après avoir obtenu pour son équipage le droit d’asile. Malgré cela, le gouvernement tsariste réussit à obtenir la tête du leader de la révolte, le matelot Afanasy Matouchenko, qui eut le tort, avec plusieurs de ses camarades, de faire confiance à un accord d’amnistie. Les nobles officiers, si imbus de leur sens de l’honneur, le firent pendre.

L’attitude de l’armée, essentiellement paysanne, qui dans son ensemble resta soumise à ses officiers fut sans doute la cause principale de l’échec de la révolution de 1905.

La marine fit exception, car non seulement elle comprenait une proportion d’ouvriers, bien plus importantes que les autres armes, mais encore elle était très souvent en contact étroit avec les ouvriers révolutionnaires des arsenaux, où les marins russes travaillaient, pendant le temps qu’ils passaient à terre.

La révolte du Potemkine resta donc en 1905 un fait pratiquement isolé, mais elle inaugura la longue tradition des marins révolutionnaires, de ceux de Cronstadt en 1917, de ceux de Kiel en 1918, de ceux de la Mer Noire en 1919.

Lutte de classe, 26 juin 1962

:: Les journées de juin 1848, par K. Marx - F. Engels [La Nouvelle Gazette Rhénane]

Le 23 juin

Nous trouvons toujours à ajouter une foule de faits isolés sur la lutte du 23. Les matériaux que nous avons devant nous sont inépuisables; mais le temps ne nous permet de donner que ce qu'il y a de plus essentiel et de caractéristique.

La révolution de Juin offre le spectacle d'une lutte acharnée comme Paris, comme le monde n'en ont pas encore vu de pareille. De toutes les révolutions antérieures, ce sont les journées de Mars à Milan qui témoignent de la lutte la plus chaude. Une population presque désarmée de 170 000 âmes battit une armée de 20 à 30 000 hommes. Mais les journées de Mars de Milan sont un jeu d'enfant à côté des journées de Juin à Paris.

Ce qui distingue la révolution de Juin de toutes les révolutions précédentes, c'est l'absence de toute illusion, de tout enthousiasme.

Le peuple n'est point comme en Février sur les barricades chantant Mourir pour la patrie - les ouvriers du 23 juin luttent pour leur existence, la patrie a perdu pour eux toute signification. La Marseillaise et tous les souvenirs de la grande Révolution ont disparu. Peuple et bourgeois pressentent que la révolution dans laquelle ils entrent est plus grande que 1789 et 1793.

La révolution de Juin est la révolution du désespoir et c'est avec la colère muette, avec le sang-froid sinistre du désespoir qu'on combat pour elle; les ouvriers savent qu'ils mènent une lutte à la vie et à la mort, et devant la gravité terrible de cette lutte le vif esprit français lui-même se tait.

L'histoire ne nous offre que deux moments ayant quelque ressemblance avec la lutte qui continue probablement encore en ce moment à Paris : la guerre des esclaves de Rome et l'insurrection lyonnaise de 1834. L'ancienne devise lyonnaise, elle aussi : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », a de nouveau surgi, soudain, au bout de quatorze ans, inscrite sur les drapeaux.

La révolution de Juin est la première qui divise vraiment la société tout entière en deux grands camps ennemis qui sont représentés par le Paris de l'est et le Paris de l'ouest. L'unanimité de la révolution de Février a disparu, cette unanimité poétique, pleine d'illusions éblouissantes, pleine de beaux mensonges et qui fut représentée si dignement par le traître aux belles phrases, Lamartine. Aujourd'hui, la gravité implacable de la réalité met en pièces toutes les promesses séduisantes du 25 février. Les combattants de Février luttent aujourd'hui eux-mêmes les uns contre les autres, et, ce qu'on n'a encore jamais vu, il n'y a plus d'indifférence, tout homme en état de porter les armes participe vraiment à la lutte sur la barricade ou devant la barricade.

Les armées qui s'affrontent dans les rues de Paris sont aussi fortes que les armées qui livrèrent la « bataille des nations » de Leipzig. Cela seul prouve l'énorme importance de la révolution de Juin.
Mais, passons à la description de la lutte elle-même.

D'après nos nouvelles d'hier, force nous était de croire que les barricades avaient été disposées d'une façon assez incohérente. Les informations détaillées d'aujourd'hui font ressortir le contraire. Jamais encore les ouvrages de défense des ouvriers n'ont été exécutés avec un tel sang-froid, avec une telle méthode.

La ville était divisée en deux camps. La ligne de partage partait de l'extrémité nord-est de la ville, de Montmartre, pour descendre jusqu'à la porte Saint-Denis, de là, descendait la rue Saint-Denis, traversait l'île de la Cité et longeait la rue Saint-Jacques, jusqu'à la barrière. Ce qui était à l'est était occupé et fortifié par les ouvriers; c'est de la partie ouest qu'attaquait la bourgeoisie et qu'elle recevait ses renforts.
De bonne heure, le matin, le peuple commença en silence à élever ses barricades. Elles étaient plus hautes et plus solides que jamais. Sur la barricade à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, flottait un immense drapeau rouge.

Le boulevard Saint-Denis était très fortement retranché. Les barricades du boulevard, de la rue de Cléry et les maisons avoisinantes, transformées en véritables forteresses, constituaient un système de défense complet. C'est là, comme nous le relations hier déjà, que commença le premier combat important. Le peuple se battit avec un mépris indicible de la mort. Sur la barricade de la rue de Cléry, un fort détachement de gardes nationaux fit une attaque de flanc. La plupart des défenseurs de la barricade se retirèrent. Seuls sept hommes et deux femmes, deux jeunes et belles grisettes, restèrent à leur poste. Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l'autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau, soulève la tête de sa compagne, et, la trouvant morte, jette, furieuse, des pierres sur la garde nationale. Elle aussi tombe sous les balles des bourgeois. Le feu devient de plus en plus vif. On tire des fenêtres, de la barricade; les rangs de la garde nationale s'éclaircissent; finalement, des secours arrivent et la barricade est prise d'assaut. Des sept défenseurs de la barricade, un seul encore était vivant; il fut désarmé et fait prisonnier. Ce furent les lions et les loups de Bourse de la 2° légion qui exécutèrent ce haut fait contre sept ouvriers et deux grisettes.
La jonction des deux corps et la prise de la barricade sont suivies d'un moment de silence anxieux. Mais il est bientôt interrompu. La courageuse garde nationale ouvre un feu de peloton bien nourri sur la foule des gens désarmés et paisibles qui occupent une partie du boulevard. Ils se dispersent épouvantés. Mais les barricades ne furent pas prises. C'est seulement lorsque Cavaignac arriva lui-même avec la ligne et la cavalerie, après un long combat et vers 3 heures seulement, que le boulevard fut pris jusqu'à la porte Saint-Martin.

Dans le faubourg Poissonnière, plusieurs barricades étaient dressées et, notamment, au coin de la rue Lafayette où plusieurs maisons servaient également de forteresse aux insurgés. Un officier de la garde nationale les commandait. Le 7° régiment d'infanterie légère, la garde mobile et la garde nationale avancèrent contre eux. Le combat dura une demi-heure; finalement, les troupes eurent la victoire mais seulement après avoir perdu près de 100 morts et blessés. Ce combat eut lieu après 3 heures de l'après-midi.

Devant le palais de justice, des barricades furent édifiées également dans la rue de Constantine et les rues avoisinantes, ainsi que sur le pont Saint-Michel où flottait le drapeau rouge. Après un combat plus long, ces barricades furent aussi prises.

Le dictateur Cavaignac posta son artillerie près du pont Notre-Dame. De là, il canonna les rues Planche-Mybray et de la Cité, et il put facilement la faire ranger en batterie contre les barricades de la rue Saint-Jacques.

Cette dernière rue était coupée par de nombreuses barricades et les maisons transformées en vraies forteresses. L'artillerie seule pouvait intervenir là, et Cavaignac n'hésita pas un instant à l'employer. Tout l'après-midi, retentit le grondement des canons. La mitraille balayait la rue. Le soir, à 7 heures, il ne restait plus qu'une barricade à prendre. Le nombre des morts était très grand.

Aux abords du pont Saint-Michel et dans la rue Saint-André-des-Arts, on tira également à coups de canon. Tout à l'extrémité nord-est de la ville, rue de Château-Landon, où un détachement de troupes se risqua, une barricade fut également démolie à coups de canon.

L'après-midi, le combat devint de plus en plus vif dans le faubourg nord-est. Les habitants des faubourgs de la Villette, de Pantin, etc., vinrent en aide aux insurgés. Toujours, on recommence à élever les barricades et en très grand nombre.

Dans la Cité, une compagnie de la garde républicaine s'était glissée entre deux barricades sous prétexte de fraterniser avec les insurgés et avait ensuite tiré. Le peuple furieux se précipita sur les traîtres et les abattit homme par homme. C'est à peine si 20 d'entre eux eurent le loisir de s'échapper.
La violence de la lutte grandissait sur tous les points. Tant qu'il fit clair, on tira à coups de canon; plus tard, on se borna à la fusillade qui se poursuivit bien avant dans la nuit. A 11 heures, encore, la générale retentissait dans tout Paris, et, à minuit, on échangeait encore des coups de fusil dans la direction de la Bastille. La place de la Bastille était entièrement au pouvoir des insurgés ainsi que tous ses accès. Le faubourg Saint-Antoine, le centre de leur puissance, était fortement retranché. Sur le boulevard, de la rue Montmartre jusqu'à la rue du Temple, il y avait en masse serrée de la cavalerie, de l'infanterie, de la garde nationale et de la garde mobile.

A 11 heures du soir, on comptait déjà plus de 1000 morts et blessés.

Telle fut la première journée de la révolution de Juin, journée sans précédent dans les annales révolutionnaires de Paris. Les ouvriers parisiens combattirent tout à fait seuls contre la bourgeoisie armée, contre la garde mobile, la garde républicaine réorganisée et contre les troupes de ligne de toutes armes. Ils ont soutenu la lutte avec une bravoure sans exemple, qui n'a de pareille que la brutalité, également sans exemple, de leurs adversaires. On se prend d'indulgence pour un Hüser, un Radetzky, un Windischgraetz [1], lorsqu'on voit comment la bourgeoisie de Paris s'adonne, avec un véritable enthousiasme, aux tueries arrangées par Cavaignac.

Dans la nuit du 23 au 24, la Société des droits de l'homme, qui avait été reconstituée le 11 juin, décida d'utiliser l'insurrection au profit du Drapeau rouge et, par conséquent, d'y participer. Elle a donc tenu une réunion, décidé les mesures nécessaires et nommé deux comités permanents.

Le 24 juin

Toute la nuit, Paris fut militairement occupé. De forts piquets de troupes se tenaient sur les places et sur les boulevards.

A 4 heures du matin retentit la générale. Un officier et plusieurs hommes de la garde nationale entrèrent dans toutes les maisons pour y aller chercher les gardes de leur compagnie qui ne s'étaient pas présentés volontairement.

Vers le même moment, le grondement du canon retentit à nouveau, avec plus de violence, aux environs du pont Saint-Michel, point de liaison des insurgés de la rive gauche et de la Cité. Le général Cavaignac, revêtu ce matin-là de la dictature, brûle d'envie de l'exercer contre l'émeute. La veille, on n'avait employé l'artillerie qu'exceptionnellement et on ne tirait le plus souvent qu'à mitraille; mais, aujourd'hui, on poste sur tous les points de l'artillerie, non seulement contre les barricades, mais aussi contre les maisons; on tire non seulement à mitraille, mais à boulets de canon avec des obus et avec des fusées incendiaires.
Dans le haut du faubourg Saint-Denis, un violent combat commença le matin. Les insurgés avaient occupé dans le voisinage de la gare du Nord une maison en construction et plusieurs barricades. La première légion de la garde nationale attaqua sans remporter toutefois d'avantage quelconque. Elle épuisa ses munitions et eut près de cinquante morts et blessés. A peine put-elle conserver sa position jusqu'à l'arrivée de l'artillerie (vers 10 heures) qui rasa la maison et les barricades. Les troupes réoccupèrent la ligne du chemin de fer du Nord. La lutte dans toute cette contrée (appelée Clos Saint-Lazare et que la Kölnische Zeitung transforme en « Cour Saint-Lazare ») se poursuivit cependant encore longtemps et fut menée avec un grand acharnement. « C'est une véritable boucherie », écrit le correspondant d'une feuille belge. Aux barrières Rochechouart et Poissonnière s'élevèrent de fortes barricades; le retranchement près de la rue Lafayette fut rétabli également et ne céda que l'après-midi aux boulets de canon.

Dans les rues Saint-Martin, Rambuteau et du Grand-Chantier, les barricades ne purent être prises également qu'à l'aide des canons.

Le café Cuisinier, en face du pont Saint-Michel, a été démoli par les boulets de canon.
Mais le combat principal eut lieu l'après-midi vers trois heures sur le quai aux Fleurs où le célèbre magasin de confections « A la Belle Jardinière » fut occupé par 600 insurgés et transformé en forteresse. L'artillerie et l'infanterie de ligne attaquent. Un coin du mur démoli s'écroule avec fracas. Cavaignac qui y commande le feu lui-même invite les insurgés à se rendre, sinon il les fera tous passer au fil de l'épée. Les insurgés s'y refusent. La canonnade reprend et, finalement, on y jette des fusées incendiaires et des obus. La maison est complètement démolie; 80 insurgés gisent sous les décombres.

Dans le faubourg Saint-Jacques, aux alentours du Panthéon, les ouvriers s'étaient également retranchés de tous les côtés. Il fallut assiéger chaque maison comme à Saragosse. Les efforts du dictateur Cavaignac pour prendre d'assaut ces maisons furent si vains que le brutal soldat d'Algérie déclara qu'il y ferait mettre le feu si les occupants ne se rendaient pas.

Dans la Cité, des jeunes filles tiraient des fenêtres sur les soldats et la garde civile. Il fallut, là aussi, faire agir les obusiers pour obtenir le moindre résultat.

Le 11° bataillon de garde mobile qui voulait passer du côté des insurgés, fut massacré par les troupes de la garde nationale. C'est du moins ce qu'on dit.

Vers midi, l'insurrection avait nettement l'avantage. Tous les faubourgs, les Batignolles, Montmartre, La Chapelle et La Villette, bref toute la limite extérieure de Paris, depuis les Batignolles jusqu'à la Seine, et la plus grande moitié de la rive gauche de la Seine étaient entre ses mains. Ils s'y étaient emparés de 13 canons qu'ils n'utilisèrent pas. Au centre, ils arrivaient dans la Cité et dans la partie basse de la rue Saint-Martin sur l'Hôtel de ville qui était couvert par des masses de troupes. Mais cependant, déclara Bastide à la Chambre, il sera pris dans une heure peut-être par les insurgés, et c'est dans la stupeur provoquée par cette nouvelle que la dictature et l'état de siège furent décidés. A peine en fut-il pourvu, que Cavaignac recourut aux moyens les plus extrêmes, les plus brutaux, comme jamais encore on ne les avait utilisés dans une ville civilisée, comme Radetzky lui-même hésita à les employer à Milan. Le peuple fut de nouveau magnanime. S'il avait riposté aux fusées incendiaires et aux obusiers par l'incendie, il eût été victorieux le soir. Mais il se garda d'utiliser les mêmes armes que ses adversaires.
Les munitions des insurgés se composaient le plus souvent de coton-poudre qui était fabriqué en grandes quantités dans le faubourg Saint-Jacques et dans le Marais. Sur la place Maubert était installé un atelier pour fondre les balles.

Le gouvernement recevait continuellement des renforts. Durant toute la nuit, des troupes arrivèrent à Paris; la garde nationale de Pontoise, Rouen, Meulan, Mantes, Amiens, Le Havre arriva; des troupes vinrent d'Orléans, de l'artillerie et des pionniers d'Arras et de Douai, un régiment vint d'Orléans. Le 24 au matin, 500 000 cartouches et 12 pièces d'artillerie de Vincennes entrèrent dans la ville; les cheminots de la ligne de chemin de fer du Nord, d'ailleurs, ont arraché les rails entre Paris et Saint-Denis pour qu'aucun renfort n'arrive plus.

C'est avec ces forces conjuguées et cette brutalité inouïe qu'on parvint l'après-midi du 24 à refouler les insurgés.

La fureur avec laquelle la garde nationale se battit et la grande conscience qu'elle avait qu'il y allait de son existence dans ce combat, apparaissent dans le fait que, non seulement Cavaignac, mais la garde nationale elle-même voulait mettre le feu à tout le quartier du Panthéon !

Trois points étaient désignés comme les quartiers principaux des troupes assaillantes : la porte Saint-Denis où commandait le général Lamoricière, l'Hôtel de ville où se tenait le général Duvivier avec 14 bataillons, et la place de la Sorbonne d'où le général Damesme luttait contre le faubourg Saint-Jacques.

Vers midi, les abords de la place Maubert furent pris et la place elle-même cernée. A une heure, la place succombait. Cinquante hommes de la garde mobile y tombèrent ! Vers le même moment, le Panthéon, après une canonnade longue et violente, était pris ou plutôt livré. Les quinze cents insurgés qui y étaient retranchés, capitulèrent - probablement à la suite de la menace de M. Cavaignac et des bourgeois, écumant de rage, de livrer tout le quartier aux flammes.

Vers le même moment, les « défenseurs de l'ordre » avançaient de plus en plus sur les boulevards et prenaient les barricades des rues avoisinantes. Dans la rue du Temple, les ouvriers étaient refoulés jusqu'au coin de la rue de la Corderie; dans la rue Boucherat on se battait encore, également de l'autre côté du boulevard, dans le faubourg du Temple. Dans la rue Saint-Martin retentissaient encore des coups de fusil isolés; à la pointe Sainte-Eustache une barricade tenait encore.

Le soir, vers 7 heures, on amena au général Lamoricière deux bataillons de la garde nationale d'Amiens qu'il employa aussitôt à cerner les barricades derrière le Château d'Eau. A ce moment, le faubourg Saint-Denis était calme et libre; il en était de même de presque toute la rive gauche de la Seine. Les insurgés étaient cernés dans une partie du Marais et du faubourg Saint-Antoine. Cependant, ces deux quartiers sont séparés par le boulevard Beaumarchais et le canal Saint-Martin situé derrière, et celui-ci était libre pour la troupe.

Le général Damesme, commandant de la garde mobile, fut atteint, près de la barricade de la rue de l'Estrapade, par une balle à la cuisse. La blessure n'est pas dangereuse. Les représentants Bixio et Dornès ne sont pas non plus blessés aussi dangereusement qu'on le croyait au début.

La blessure du général Bedeau est également légère.

A 9 heures, le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau étaient pour ainsi dire pris. Le combat avait été d'une violence exceptionnelle. C'est le général Bréa qui y commandait maintenant.
Le général Duvivier à l'Hôtel de ville avait eu moins de succès. Cependant, les insurgés y avaient été aussi refoulés.

Le général Lamoricière, malgré une violente résistance, avait dégagé les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin jusqu'aux barrières. Les ouvriers ne tenaient encore que dans le Clos Saint-Lazare; ils s'étaient retranchés dans l'hôpital Louis-Philippe.

Cette même nouvelle fut communiquée par le président de l'Assemblée nationale à 9 heures et demie du soir. Cependant, il lui fallut se rétracter plusieurs fois. Il avoua que l'on tirait encore beaucoup de coups de feu dans le faubourg Saint-Martin.

L'état de choses dans la soirée du 24 était donc le suivant :

Les insurgés tenaient encore environ la moitié du terrain qu'ils occupaient le matin du 23. Ce terrain représentait la partie est de Paris, les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin et le Marais. Le Clos Saint-Lazare et quelques barricades au Jardin des Plantes formaient leurs postes avancés.
Tout le reste de Paris était dans les mains du gouvernement.

Ce qui frappe le plus dans ce combat désespéré, c'est la fureur avec laquelle se battaient les « défenseurs de l'ordre ». Eux, qui, auparavant, avaient des nerfs si sensibles pour chaque goutte de « sang bourgeois », qui avaient même des crises de sentimentalité à propos de la mort des gardes municipaux du 24 février, ces bourgeois abattent les ouvriers comme des animaux sauvages. Dans les rangs de la garde nationale, à l'Assemblée nationale, pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité d'aucune sorte, mais bien une haine qui éclate avec violence, une fureur froide contre les ouvriers insurgés. La bourgeoisie mène avec une claire conscience une guerre d'extermination contre eux. Qu'elle soit pour l'instant victorieuse ou qu'elle ait immédiatement le dessous, les ouvriers exerceront contre elle une terrible vengeance. Après une lutte comme celle des trois journées de Juin, seul, le terrorisme est encore possible, qu'il soit exercé par l'un ou l'autre des partis.

Nous communiquons encore quelques passages d'une lettre d'un capitaine de la garde républicaine sur les événements des 23 et 24 :
« Je vous écris au crépitement des mousquets, au grondement des canons. A deux heures, nous avons pris à la pointe du pont Notre-Dame trois barricades; plus tard, nous marchâmes sur la rue Saint-Martin et nous la traversâmes dans toute sa longueur. Arrivés au boulevard, nous constatons qu'il est abandonné et désert, comme à deux heures du matin. Nous remontons le faubourg du Temple; avant d'arriver à la caserne, nous faisons halte. A deux cents pas plus loin, s'élève une formidable barricade, appuyée par plusieurs autres et défendue par 2000 hommes environ. Nous parlementons avec eux pendant deux heures. Vainement ! Vers six heures arrive enfin l'artillerie; alors les insurgés ouvrent les premiers le feu.
« Les canons répondent et, jusqu'à neuf heures, le grondement des pièces fait voler en éclats les fenêtres et les tuiles; c'est un feu épouvantable. Le sang coule à torrents en même temps qu'éclate un orage terrible. A perte de vue le pavé est rougi de sang. Mes gens tombent sous les balles des insurgés; ils se défendent comme des lions. Vingt fois nous marchons à l'assaut, vingt fois nous sommes repoussés. Le nombre des morts est immense, le nombre des blessés encore beaucoup plus grand. A neuf heures, nous prenons la barricade à la baïonnette. Aujourd'hui (24 juin) à trois heures du matin, nous sommes encore sur pied. L'artillerie tonne continuellement. Le Panthéon est le centre. Je suis à la caserne. Nous gardons les prisonniers que l'on amène à chaque instant. Il y a beaucoup de blessés parmi eux. Certains sont fusillés immédiatement. Sur 112 de mes hommes, j'en ai perdu 53. »
Le 25 juin

Chaque jour, la violence, l'acharnement, la fureur de la lutte ont grandi. La bourgeoisie est devenue de plus en plus fanatique contre les insurgés au fur et à mesure que ses brutalités la conduisaient moins vite au but, qu'elle se lassait davantage dans la lutte, la garde de nuit et le bivouac, et qu'elle se rapprochait enfin de sa victoire.

La bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis ordinaires, que l'on vainc, mais des ennemis de la société, que l'on extermine. Les bourgeois ont répandu l'assertion absurde que, pour les ouvriers qu'ils avaient eux-mêmes acculés de force à l'insurrection, il ne s'agissait que de pillage, d'incendie et d'assassinat, que c'était une bande de brigands qu'il fallait abattre comme des bêtes sauvages. Et, cependant, les insurgés avaient occupé pendant trois jours une grande partie de la ville et s'y étaient comportés d'une façon tout à fait convenable. S'ils avaient employé les mêmes moyens violents que les bourgeois et les valets des bourgeois commandés par Cavaignac, Paris serait en ruines, mais ils auraient triomphé.

La façon barbare dont les bourgeois procédèrent dans cette lutte ressort de tous les faits isolés. Sans parler de la mitraille, des obus, des fusées incendiaires, il est établi qu'on ne fit aucun quartier dans la plupart des barricades prises d'assaut. Les bourgeois abattirent sans exception tout ce qu'ils trouvèrent devant eux. Le 24 au soir, plus de 50 insurgés prisonniers furent fusillés sans autre forme de procès dans l'avenue de l'Observatoire. « C'est une guerre d'extermination », écrit un correspondant de L'Indépendance belge, qui est elle-même une feuille bourgeoise. Sur toutes les barricades on croyait que tous les insurgés sans exception seraient massacrés. Lorsque La Rochejaquelein déclara à l'Assemblée nationale qu'il fallait faire quelque chose pour contrecarrer cette croyance, les bourgeois ne le laissèrent pas achever et firent un tel vacarme que le président dut se couvrir et interrompre la séance. Lorsque M. Sénard lui-même voulut prononcer plus tard (voir plus loin la séance de l'Assemblée) quelques paroles hypocrites de douleur et de conciliation, le vacarme recommença. Les bourgeois ne voulaient pas entendre parler de modération. Même au risque de perdre une partie de leur fortune par le bombardement, ils étaient résolus à en finir une fois pour toutes avec les ennemis de l'ordre, les brigands, incendiaires et communistes.

Avec cela, ils n'avaient même pas l'héroïsme que leurs journaux s'efforcent de leur attribuer. De la séance d'aujourd'hui de l'Assemblée nationale, il ressort que lorsque l'insurrection éclata, la garde nationale fut consternée d'effroi; des informations de tous les journaux des nuances les plus diverses, il ressort clairement, malgré toutes les phrases pompeuses, que le premier jour, la garde nationale parut en faible nombre, que le second et le troisième jour, Cavaignac dut les faire arracher de leur lit et mener au feu par un caporal et quatre hommes. La haine fanatique des bourgeois contre les ouvriers insurgés n'était pas à même de surmonter leur lâcheté naturelle.

Les ouvriers, par contre, se sont battu avec une bravoure sans pareille. De moins en moins en mesure de remplacer leurs pertes, de plus en plus refoulés par des forces supérieures, pas un instant ils ne montrèrent de lassitude. Dès le 25 au matin, ils ont dû reconnaître que les chances de la victoire tournaient nettement contre eux. De nouvelles troupes arrivaient par masses successives de toutes les régions; la garde nationale de la banlieue, celle des villes plus éloignées, venaient en gros détachements à Paris. Les troupes de ligne qui se battaient s'élevaient, le 25, à plus de 40 000 hommes, plus que la garnison ordinaire; à cela s'ajoutait la garde mobile avec de 20 à 25 000 hommes; puis la garde nationale de Paris et des autres villes. De plus, encore plusieurs milliers d'hommes de la garde républicaine. Toutes les forces armées qui entrèrent en action contre l'insurrection s'élevaient, le 25, certainement de 150 000 à 200 000 hommes; les ouvriers en avaient tout au plus le quart, ils avaient moins de munitions, absolument aucune direction militaire et point de canons utilisables. Mais ils se battirent en silence et désespérément contre des forces énormément supérieures. C'est par masses successives qu'elles avançaient dans les brèches faites par l'artillerie lourde dans les barricades; les ouvriers les accueillaient sans pousser un cri et ils luttaient partout jusqu'au dernier homme avant de laisser tomber une barricade entre les mains des bourgeois. A Montmartre, les insurgés criaient aux habitants : « Ou bien nous serons mis en pièces, ou c'est nous qui mettrons les autres en pièces; mais nous ne céderons pas, et priez Dieu que nous soyons vainqueurs, car, sinon nous brûlerons tout Montmartre. » Cette menace qui ne fut pas même mise à exécution, est taxée naturellement de « projet abominable », alors que les obus et les fusées incendiaires de Cavaignac sont des « mesures militaires habiles » qui provoquent l'admiration de tous !

Le 25 au matin, les insurgés occupaient les positions suivantes : le Clos Saint-Lazare, les faubourgs Saint-Antoine et du Temple, le Marais et le quartier Saint-Antoine.

Le Clos Saint-Lazare (d'un ancien monastère) est une grande étendue de terrain en partie bâtie, en partie couverte seulement de maisons inachevées, de rues tracées, etc. La gare du Nord se trouve exactement en son milieu. Dans ce quartier riche en bâtisses inégalement disposées et qui renferme en outre quantité de matériaux de construction les insurgés avaient construit une forteresse formidable.
L'hôpital Louis-Philippe, en construction, était leur centre; ils avaient élevé des barricades redoutables que les témoins oculaires décrivent comme tout à fait imprenables. Derrière, se trouvait le mur de la ceinture de la ville, cerné et occupé par eux. De là, leurs retranchements allaient jusqu'à la rue Rochechouart ou dans les alentours des barrières. Les barrières de Montmartre étaient fortement défendues; Montmartre était complètement occupé par eux. Quarante canons, tonnant contre eux depuis deux jours, ne les avaient pas encore réduits.

On tira de nouveau toute la journée avec 40 canons sur ces retranchements; finalement, à 6 heures du soir, les deux barricades de la rue Rochechouart furent prises et bientôt après le Clos Saint-Lazare succombait aussi.

Sur le boulevard du Temple, la garde mobile prit à 10 heures du matin plusieurs maisons d'où les insurgés envoyaient leurs balles dans les rangs des assaillants. Les « défenseurs de l'ordre » avaient avancé à peu près jusqu'au boulevard des Filles-du-Calvaire. Sur ces entrefaites, les insurgés furent refoulés de plus en plus loin dans le faubourg du Temple, le canal Saint-Martin occupé par endroits et de là, ainsi que du boulevard, l'artillerie canonnait fortement les rues assez larges et droites. Le combat fut d'une violence extraordinaire. Les ouvriers savaient très bien qu'on les attaquait là au cœur de leurs positions. Il se défendaient comme des forcenés. lis reprirent même des barricades dont on les avait déjà délogés. Mais, après une longue lutte, ils furent écrasés par la supériorité du nombre et des armes. Les barricades succombèrent l'une après l'autre; à la tombée de la nuit, non seulement le faubourg du Temple était pris, mais aussi, au moyen du boulevard et du canal, les abords du faubourg Saint-Antoine et plusieurs barricades de ce faubourg.

A l'Hôtel de ville, le général Duvivier faisait des progrès lents, mais réguliers. Des quais, il prit de flanc les barricades de la rue Saint-Antoine, en même temps qu'il canonnait l'île Saint-Louis et l'ancienne île Louvier avec des pièces lourdes. On se battit là également avec un grand acharnement, mais on manque de détails sur cette lutte dont on sait seulement qu'à 4 heures la mairie du IX° arrondissement ainsi que les rues avoisinantes furent prises, que les barricades de la rue Saint-Antoine furent emportées d'assaut l'une après l'autre et que le pont de Damiette qui donnait accès dans l'île Saint-Louis fut pris, A la tombée de la nuit, les insurgés y étaient partout refoulés et tous les accès de la place de la Bastille dégagés.
Ainsi, les insurgés étaient rejetés de toutes les parties de la ville, à l'exception du faubourg Saint-Antoine. C'était leur position la plus forte. Les nombreux accès de ce faubourg, le vrai foyer de toutes les insurrections parisiennes, étaient couverts avec une habileté particulière, Des barricades obliques, se couvrant mutuellement les unes les autres, encore renforcées par le feu croisé des maisons, constituaient un redoutable front d'attaque. Leur assaut aurait coûté une énorme quantité d'existences.
Devant ces retranchements campaient les bourgeois, ou plutôt leurs valets. La garde nationale avait fait peu de choses ce jour-là, C'est la ligne et la garde mobile qui avaient accompli la plus grande partie de la besogne; la garde nationale occupait les quartiers calmes et les quartiers conquis.

C'est la garde républicaine et la garde mobile qui se sont comportées le plus mal. La garde républicaine, réorganisée et épurée comme elle l'était, se battit avec un grand acharnement contre les ouvriers gagnant contre eux ses éperons de garde municipale républicaine.

La garde mobile qui est recrutée, dans sa plus grande partie, dans le lumpen-prolétariat parisien, s'est déjà beaucoup transformée, dans le peu de temps de son existence, grâce à une bonne solde, en une garde prétorienne de tous les gens au pouvoir. Le lumpen-prolétariat organisé a livré, sa bataille au prolétariat travailleur non organisé. Comme il fallait s'y attendre, il s'est mis au service de la bourgeoisie, exactement comme les lazaroni à Naples se sont mis à la disposition de Ferdinand. Seuls, les détachements de la garde mobile qui étaient composés de vrais ouvriers passèrent de l'autre côté.
Mais comme tout le remue-ménage actuel à Paris semble méprisable quand on voit comment ces anciens mendiants, vagabonds, escrocs, gamins et petits voleurs de la garde mobile que tous les bourgeois traitaient en mars et en avril de bande de brigands capables des actes les plus répréhensibles, de coquins qu'on ne pouvait supporter longtemps, sont maintenant choyés, vantés, récompensés, décorés parce que ces « jeunes héros », ces « enfants de Paris » dont la bravoure est incomparable, qui escaladent les barricades avec le courage le plus brillant, etc., parce que ces étourdis de combattants des barricades de Février tirent maintenant tout aussi étourdiment sur le prolétariat travailleur qu'ils tiraient auparavant sur les soldats, parce qu'ils se sont laissé soudoyer pour massacrer leurs frères à raison de 30 sous par jour ! Honneur à ces vagabonds soudoyés, parce que pour 30 sous par jour ils ont abattu la partie la meilleure, la plus révolutionnaire des ouvriers parisiens !

La bravoure avec laquelle les ouvriers se sont battu est vraiment admirable. Trente à quarante mille ouvriers qui tiennent trois jours entiers contre plus de quatre-vingt mille hommes de troupe et cent mille hommes de garde nationale, contre la mitraille, les obus et les fusées incendiaires, contre la noble expérience guerrière de généraux qui n'ont pas honte d'employer les moyens algériens ! Ils ont été écrasés et, en grande partie, massacrés. On ne rendra pas à leurs morts les honneurs comme aux morts de Juillet et de Février; mais l'histoire assignera une tout autre place aux victimes de la première bataille rangée décisive du prolétariat.

mardi 23 juin 2015

:: La révolution de juin [Karl Marx, La Nouvelle Gazette Rhénane, n° 29, 29 juin 1848]

Les ouvriers de Paris ont été écrasés par des forces supérieures; ils n'ont pas succombé. Ils sont battus mais leurs adversaires sont vaincus. Le triomphe momentané de la force brutale est payé par l'anéantissement de toutes les illusions et chimères de la révolution de février, par la désagrégation de tout le parti des vieux républicains, par la scission de la nation française en deux nations, la nation des possédants et la nation des travailleurs. La république tricolore n'arbore plus qu'une seule couleur, la couleur des vaincus, la couleur du sang, elle est devenue la république rouge.

Aux côtés du peuple, aucune voix réputée républicaine, ni du National [1] ni de La Réforme [2] ! Sans autres chefs, sans autres moyens que l'indignation elle-même, il a résisté à la bourgeoisie et à la soldatesque coalisées plus longtemps qu'aucune dynastie française, pourvue de tout l'appareil militaire, ne résista à une fraction de la bourgeoisie coalisée avec le peuple. Pour faire disparaître la dernière illusion du peuple, pour rompre complètement avec le passé, il fallait aussi que les auxiliaires habituels et poétiques de l'émeute française, la jeunesse bourgeoise enthousiaste, les élèves de l'École polytechnique, les tricornes fussent du côté des oppresseurs. Il fallait que les élèves de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens blessés le secours de la science. La science n'est pas là pour le plébéien qui a commis l'indicible, l'inexprimable crime de tout risquer pour sa propre existence, et non pour Louis-Philippe ou M. Marrast.

Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Commission exécutive [3], s'est évanouie, comme la brume, devant la gravité des événements. Les feux d'artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.

La fraternité, cette fraternité des classes opposées dont l'une exploite l'autre, cette fraternité proclamée en février, écrite en majuscules, sur le front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne - son expression véritable, authentique, prosaïque, c'est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme la plus effroyable, la guerre du travail et du capital. Cette fraternité a flambé devant toutes les fenêtres de Paris le soir du 25 juin, alors que le Paris de la bourgeoisie illuminait, tandis que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, gémissait jusqu'à l'épuisement.

La fraternité a duré juste le temps que l'intérêt de la bourgeoisie a été frère de l'intérêt du prolétariat. Des pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, des socialistes à l'esprit de système qui mendiaient pour le peuple auprès de la bourgeoisie et qui furent autorisés à tenir de longs sermons et à se compromettre aussi longtemps que le lion prolétarien avait besoin d'être endormi par des berceuses, des républicains qui réclamaient intégralement le vieil ordre bourgeois mais sans tête couronnée, des opposant dynastiques [4] pour qui le hasard avait substitué la chute de la dynastie à un changement de ministre, des légitimistes [5] qui voulaient non pas dépouiller la livrée mais en modifier la coupe, voilà les alliés avec qui le peuple fit février. Ce que d'instinct il haïssait en Louis-Philippe, ce n'était pas Louis-Philippe, c'était la domination couronnée d'une classe, c'était le capital sur le trône. Mais, magnanime comme toujours, il crut avoir anéanti son ennemi après avoir renversé l'ennemi de ses ennemis, l'ennemi commun.

La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions (entre la bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre la royauté, n'étaient pas encore développées et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait l'arrière-plan de cette révolution, n'avait atteint qu'une existence inconsistante, une existence purement verbale. La révolution de juin est laide; c'est la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la place des mots, parce que la République a démasqué la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui la protégeait et la cachait.

L'Ordre ! tel fut le cri de guerre de Guizot. L'Ordre ! cria Sébastiani le guizotin, quand Varsovie devint russe. L'Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l'Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine.

L'Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du prolétariat.

Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n'était un attentat contre l'Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l'esclavage des ouvriers, l'ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin !

Sous le gouvernement provisoire, on fit imprimer sur des milliers d'affiches officielles que les ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère à la disposition de la République »; il était donc décent, mieux : nécessaire, c'était à la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur prêcher que la révolution de février avait été faite dans leur propre intérêt et que, dans cette révolution, il s'agissait avant tout des intérêts des ouvriers. Depuis que siégeait l'Assemblée nationale - on devenait prosaïque. Il ne s'agissait plus alors que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le disait le ministre Trélat. Les ouvriers s'étaient donc battus en février pour être jetés dans une crise industrielle.

La besogne de l'Assemblée nationale consiste à faire en sorte que février n'ait pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu'il s'agit de replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s'est pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu'un roi, n'a le pouvoir de dire à une crise industrielle de caractère universel : Halte-là ! L'Assemblée nationale, dans son désir zélé et brutal d'en finir avec les irritantes formules de février, ne prit même pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de l'ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à 25 ans, elle les enrôle de force dans l'armée ou les jette sur le pavé; les provinciaux, elle les renvoie de Paris en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer l'argent du voyage; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés militairement, à condition qu'ils ne participent à aucune réunion populaire, c'est-à-dire à condition qu'ils cessent d'être des républicains. La rhétorique sentimentale d'après février ne suffisait pas, la législation brutale d'après le 15 mai [6] non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous fait, canailles, la révolution de février pour vous ou bien pour nous ? La bourgeoisie posa la question de telle façon, qu'il devait y être répondu en juin - avec des balles et par des barricades.

Et pourtant, ainsi que le dit le 25 juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l'Assemblée nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et réponse noient dans le sang le pavé de Paris; les uns sont abasourdis parce que leurs illusions s'évanouissent dans la fumée de la poudre, les autres parce qu'ils ne saisissent pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la défense de ses intérêts les plus personnels. Pour rendre cet événement étrange accessible à leur entendement, ils l'expliquent par l'argent russe, l'argent anglais, l'aigle bonapartiste, le lys et des amulettes de toutes sortes. Mais les deux fractions de l'Assemblée sentent qu'un immense abîme les sépare toutes deux du peuple. Aucune n'ose prendre le parti du peuple.

À peine la stupeur passée, la furie éclate, et c'est à juste titre que la majorité siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de Fraternité. Il s'agissait bien en effet de supprimer ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens. Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur chevaleresque, fulmine contre l'infamie qui consiste à crier « Vae victis ! Malheur aux vaincus ! [7] » la majorité de l'Assemblée est prise de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l'avait piquée. Elle crie : Malheur ! aux ouvriers pour dissimuler que le « vaincu » c'est elle. Ou bien c'est elle qui doit maintenant disparaître, ou c'est la République. C'est pourquoi elle hurle convulsivement : Vive la République !

Le gouffre profond qui s'est ouvert à nos pieds, peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l'État sont vides, illusoires, nulles ?

Seuls des esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent des conditions de la société bourgeoise elle-même, il faut les mener jusqu'au bout; on ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme d'État est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c'est-à-dire artificiellement et donc en apparence seulement. La meilleure forme de gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent ainsi leur solution.

On nous demandera si nous n'avons pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, les troupes de ligne ?
L'État prendra soin de leurs veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles à leur dernière demeure, la presse officielle les déclarera immortels, la réaction européenne leur rendra hommage, de l'Est à l'Ouest.

Quant aux plébéiens, déchirés par la faim, vilipendés par la presse, abandonnés par les médecins, traités par les « gens bien » de voleurs, d'incendiaires, de galériens, leurs femmes et leurs enfants précipités dans une misère encore plus incommensurable, les meilleurs des survivants déportés outre-mer, c'est le privilège, c'est le droit de la presse démocratique de tresser des lauriers sur leur front assombri de menaces.

Notes
Texte surligné : en français dans le texte.
[1] Journal fondé le 3 janvier 1830 par Thiers, Mignet, Carrel et Sautelet. Au début son mot d'ordre inspiré par Thiers était d'« enfermer les Bourbons dans la Charte ». Ce journal attaqua vigoureusement le ministère Polignac. Après la révolution de Juillet il soutint le gouvernement de Louis-Philippe, puis lui fit une vive opposition à partir de 1832. À la mort de Carrel, Le National devint républicain avec Marrast qui en fut rédacteur en chef jusqu'en 1848. Le National fut supprimé après le coup d'État de 1851.
[2] Journal de Ledru-Rollin.
[3] La Commission exécutive : gouvernement de la République française créé le 10 mai 1848 par l'Assemblée constituante. Elle remplaça le gouvernement provisoire. Elle exista jusqu'au 24 juin, date où s'instaura la dictature de Cavaignac.
[4] Groupes de députés dirigés par Odilon Barrot qui, sous la monarchie de Juillet, représentaient une tendance modérée de la gauche. Exprimant les concertions des cercles libéraux de la bourgeoisie industrielle et commerçante, ils prirent parti pour une réforme électorale modérée dans laquelle ils voyaient un moyen d'éviter la révolution et de maintenir la dynastie des Orléans. Ils furent les promoteurs de cette Campagne des banquets qui, contrairement à leurs prévisions, aboutit non à une réforme mais à une révolution.
[5] Les légitimistes étaient des partisans de la dynastie « légitime » des Bourbons. Ils représentaient les intérêts de la noblesse terrienne et des grands propriétaires fonciers.
[6] Aucun membre de la Commission exécutive, aucun ministre n'est socialiste; cette exclusion indigne la minorité de gauche qu'exaspèrent le refus de créer un ministère du Travail et l'interdiction de présenter directement des pétitions (12 mai). Ce mécontentement est à l'origine de la journée du 15 mai, pour la plus grande part. En principe, il s'agit d'une manifestation pacifique qui doit porter à l'Assemblée une pétition en faveur de la Pologne. Mais l'obscur travail de certains meneurs (peut-être provocateurs, comme le douteux Huber), les défaillances du service d'ordre et de son chef, le général Courtais, la font très vite dévier. L'Assemblée est envahie, et dans une extrême confusion un nouveau gouvernement provisoire tente de s'organiser. Lamartine et Ledru-Rollin, regroupant les fractions de la Garde nationale, arrivent dans la soirée à rétablir l'ordre, en évitant toute effusion de sang.
Cette journée est « plus qu'une faute politique une faute morale » (George Sand). Elle est sévèrement jugée par une opinion provinciale soucieuse de légalité; elle provoque des arrestations et des poursuites devant la Haute-Cour de Bourges, qui commencent la désorganisation des cadres de gauche (Barbès, Raspail, Blanqui, l'ouvrier Albert sont arrêtés.) Elle motive la suppression de la Commission du Luxembourg (16 mai) et permet la fermeture des clubs les plus avancés. (E. Tersen : Histoire contemporaine (1848-1939).
[7] Cri poussé par Brennus lors de la prise de Rome par les Gaulois.

dimanche 21 juin 2015

:: Juin 1984 : la « bataille d'Orgreave », un tournant dans la grève des mineurs britanniques [LO, juillet 2009]

Le 18 juin 1984 se joua le dernier acte d'un face à face entre les mineurs britanniques et la police. Cette « bataille d'Orgreave » marqua l'apogée de l'année de grève que firent la grande majorité des 180 000 mineurs contre les 100 000 suppressions d'emplois annoncées le 6 mars de la même année par le gouvernement de Margaret Thatcher.
 
Un affrontement sans enjeu pour les mineurs

Orgreave était une cokerie du nord-est du pays ravitaillant l'aciérie géante de Scunthorpe. Elle était l'une des cibles du NUM, le syndicat des mineurs, dans le but de « paralyser tout mouvement de charbon ». Mais alors que, jusque-là, Thatcher avait évité tout affrontement avec les piquets de grève volants des mineurs, elle choisit Orgreave pour tenter de leur infliger un premier revers. Le leader du NUM, Arthur Scargill, avait pour sa part donné l'objectif de réitérer à Orgreave ce qui avait réussi lors de la grève de 1972, lorsque les mineurs avaient fait reculer la police avant de remporter la victoire.

Seulement en 1972, à Saltley, l'épreuve de force avait suscité un mouvement de grèves sauvages autour du dépôt, dans le bassin métallurgique de Birmingham. Des milliers de métallos s'étaient joints aux mineurs face à la police. À Orgreave, perdu dans la campagne loin de toute concentration industrielle, rien de tel ne pouvait arriver, d'autant moins que rien n'avait été organisé par le NUM pour tenter de convaincre d'autres travailleurs de se joindre aux mineurs. En fait, 5 à 6 000 « piquets volants » de mineurs firent face, seuls, à une force de police au moins équivalente, équipée et préparée pour le combat. Et ce fut finalement la police qui fit reculer les mineurs après de violents affrontements qui firent plus d'une centaine de blessés dans leurs rangs.

Ce revers marqua la fin de la période ascendante de la grève, où la combativité des piquets volants des mineurs s'était fait sentir partout dans le pays. Mais surtout, Orgreave souligna les limites du corporatisme du NUM. Pour combatif qu'ait été le langage d'Arthur Scargill, son choix de cantonner la grève à « défendre les charbonnages » (voire le « charbon britannique ») privait les mineurs de toute perspective.

Face à l'offensive de la bourgeoisie

Car si Thatcher avait choisi de s'en prendre aux mineurs, son objectif allait bien au-delà. Depuis son arrivée au pouvoir, après la grande vague de grèves de « l'hiver du mécontentement » de 1978-79, elle cherchait à réduire la résistance de la classe ouvrière, avec des lois contre le droit de grève et des mesures faisant porter sur celle-ci le poids de la récession qui sévissait alors.

En 1984 pourtant, Thatcher et le patronat étaient encore loin d'avoir remporté la partie. Ils n'avaient encore jamais osé utiliser sa législation antigrève et avaient dû reculer face à plusieurs mobilisations ouvrières, y compris face aux mineurs, en 1981. Mais le fait que la bourgeoisie était engagée dans une offensive générale ne pouvait faire aucun doute, comme le montrait un éditorial de l'hebdomadaire d'affaires The Economist affirmant que pour rétablir la « compétitivité britannique », la masse salariale devait être réduite de 20 %, à production égale !

C'est donc dans le contexte de cette offensive, aggravée par le chômage (trois millions de chômeurs au début 1984), et face à un pouvoir sorti renforcé des urnes grâce à la guerre des Malouines, que la grève éclata dans les mines, avec un dynamisme qui surprit autant le gouvernement que les dirigeants syndicaux. Pour Thatcher, c'était un bras de fer qu'elle devait gagner, un bras de fer qui, du coup, concernait l'ensemble des travailleurs.

Dans cette situation, les dirigeants des mineurs auraient pu s'appuyer sur la détermination, le crédit et le nombre des mineurs pour tenter d'entraîner ne serait-ce que les secteurs de la classe ouvrière menacés par des attaques similaires, et ils ne manquaient pas ! Mais pour cela, face à la caution donnée par les leaders de nombreux syndicats aux exigences des employeurs, il aurait fallu s'adresser aux travailleurs du rang de ces syndicats, en passant par-dessus la tête de leurs leaders, pour les entraîner dans la lutte sur la base de revendications communes destinées à assurer un salaire décent à tous, pris sur les profits d'une bourgeoisie britannique qui en avait largement les moyens.

L'impasse corporatiste

Mais Scargill et les leaders du NUM étaient des hommes d'appareil, aussi soucieux de garder le contrôle de leur pré carré corporatiste que respectueux des prérogatives des autres appareils syndicaux. Tout en tempêtant publiquement contre le refus des leaders du Congrès des Syndicats TUC d'appeler à des actions de solidarité avec les mineurs, Scargill refusa toujours de marcher sur leurs plates-bandes. Et lorsque des militants du NUM prirent de telles initiatives, comme ce fut le cas au Pays de Galles par exemple, Scargill fit ce qu'il fallait pour torpiller ces tentatives.

Après Orgreave, les mineurs furent les premiers à faire les frais de ce corporatisme étroit, avec neuf mois d'une lutte de plus en plus isolée, employée à bloquer le passage à quelques milliers de "jaunes" à qui les charbonnages tentaient vainement de faire « redémarrer » les mines, ce qui suscita de profondes rancoeurs parmi les mineurs. La lutte se termina en défaite en mars 1985. Mais, au-delà des mineurs, ce fut toute la classe ouvrière qui paya chèrement cette politique, par la démoralisation et la conviction enracinée pour longtemps que, là où les mineurs avaient échoué, personne ne pouvait réussir.

Aujourd'hui, alors que la bourgeoisie est de nouveau à l'offensive, au vu et au su de tous, les travailleurs auraient bien besoin de se souvenir de l'expérience si chèrement acquise par les grévistes de 1984-85, pour préparer une réponse adaptée à cette offensive. Si tel était le cas, quoi qu'en disent les politiciens, la lutte des mineurs n'aurait finalement pas été vaine !

François ROULEAU (LO, juillet 2009)