L’année 1917, l’année trouble, disait Poincaré ; entendez par là
l’année où la bourgeoisie vit se dresser devant elle, pour la première
fois depuis le début du conflit, le spectre de la révolution.
Depuis près de trois ans, la guerre piétinait. Vingt-huit pays
belligérants, ayant mobilisé 74 millions d’hommes, s’affrontaient de la
Flandre à la Suisse, du golfe de Finlande à la Mer Noire, dans les
Balkans et en Asie Mineure.
Les patriotes professionnels avaient chanté la guerre fraîche et
joyeuse. Mais dans la boue des tranchées, les soldats qui avaient pu y
croire perdirent vite leurs illusions. Le conflit semblait ne devoir
jamais se terminer ; des milliers, des millions d’hommes tombaient dans
des offensives meurtrières, pour quelques mètres carrés de fange et de
barbelés.
Alors, peu à peu, pénétra dans la conscience des soldats la conviction profonde qu’eux seuls pourraient mettre fin à la tuerie.
En mars 1917, pour la première fois, des mutineries éclataient dans la flotte allemande. Elles furent réprimées.
Mais en Russie, le 4 mars (23 février suivant le calendrier Julien en
vigueur dans l’Empire des tzars), à l’occasion de la « journée
internationale des femmes », la grève générale éclatait à Pétrograd. La
plus grande partie de la garnison passait du côté des insurgés et, en
cinq jours, l’autocratie s’écroulait.
Certes, le gouvernement provisoire qui se formait alors ne
représentait en aucune manière les intérêts des travailleurs. Serviteur
fidèle, bien que gêné par les événements, de la bourgeoisie et des
propriétaires fonciers, il entendait ne rien changer à l’ordre social
existant, et maintenir le pays dans la guerre.
Mais les masses s’étaient organisées. Elles avaient formé leurs soviets. La révolution ne faisait que commencer.
Les insurgés furent moins heureux en France. En mai, après l’échec de
la meurtrière offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, la révolte
éclatait. Les éléments de 54 divisions se soulevèrent, désertèrent,
refusèrent tout service, arborèrent les drapeaux rouges, réclamèrent la
paix, menacèrent de marcher sur la capitale. Il n’existait plus que deux
divisions sûres entre Soissons et Paris.
La révolte fut brisée, la répression, dirigée par Pétain, sanglante.
Et pendant des mois, alors que la révolution continuait à se développer
en Russie, plus aucun soulèvement ne se produisit dans les armées en
guerre.
Mais le printemps de 1917 avait au moins montré à la bourgeoisie sur quelle poudrière elle était assise.
Il avait aussi montré qu’il ne suffisait pas d’une mutinerie pour en
finir avec la guerre, qu’il fallait une véritable révolution, brisant le
pouvoir des classes dominantes. Or, s’il suffit de mutins pour faire
une mutinerie, il faut des révolutionnaires pour faire une révolution,
et il faut même un parti révolutionnaire.
Mais en Russie, il y avait un parti révolutionnaire ; il y avait ce
parti bolchévik qui, depuis trois ans, prêchait la transformation de la
guerre impérialiste en guerre civile.
Le parti n’en connut pas moins une période de flottement, au
lendemain de Février, lorsque certains dirigeants, dont Staline,
prétendirent l’amener à une politique de soutien du gouvernement
provisoire.
Mais dès le retour d’émigration de Lénine, en avril, il fit sien le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », considérant ceux-ci comme l’embryon du futur État prolétarien.
En fait, bien peu de choses pouvaient empêcher les masses de prendre
leur propre sort en mains, si ce n’est leurs préjugés, et les illusions
qu’elles nourrissaient sur les autres partis se réclamant du
socialisme : les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires.
Au début, c’étaient ces derniers qui détenaient la majorité dans les
soviets, et les bolchéviks n’en constituaient qu’une faible minorité.
Mais dans les mois qui suivirent, les masses purent faire l’expérience
de ce que valaient les promesses des menchéviks et des S-R.
Les travailleurs réclamaient du pain, mais le gouvernement
provisoire, soutenu par ces partis, se montrait incapable de conjurer la
catastrophe imminente, parce qu’il se refusait à prendre des mesures
radicales contre les spéculations de la bourgeoisie.
Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d’attendre
l’Assemblée Constituante et, quand ils voulaient s’emparer eux-mêmes des
terres qu’ils cultivaient, on leur envoyait les gendarmes.
Les soldats réclamaient la paix, et le gouvernement du socialiste
Kérensky se lançait dans la folle aventure de l’offensive de Juin.
Aussi, malgré la répression qui s’abattit sur les bolchéviks après
les Journées de Juillet, leur influence ne cessa-t-elle de croître. Fin
août, ils étaient majoritaires dans les soviets de Pétrograd et de
Moscou et, les uns après les autres, ceux des villes industrielles
allaient tomber entre leurs mains.
L’heure de la révolution prolétarienne avait sonné.
Rien ne ressembla moins à un putsch, au coup de main d’une minorité
agissante, que l’insurrection d’Octobre. Ce fut l’insurrection des
masses, en ce sens que, même si, sur le plan militaire, elle ne fut
exécutée que par une minorité, l’immense majorité des travailleurs et
des soldats en avait compris la nécessité.
Et pour eux, ce fut, pourrait-on dire, une insurrection légale. Du
moins du point de vue de la légalité soviétique, la seule qui comptait
désormais.
En effet, si la date du 25 octobre 1917 restera à jamais liée au
souvenir de la première révolution prolétarienne victorieuse, et cela en
dépit du changement de calendrier, le processus insurrectionnel
s’amorça en réalité plus de 15 jours auparavant.
Le divorce entre le soviet de Pétrograd et le gouvernement provisoire
fut effectivement consommé le 7 octobre, lorsque le soviet, qui
s’opposait à l’éloignement de la garnison, créa son Comité Militaire
Révolutionnaire, et nomma ses commissaires auprès de toutes les unités,
isolant ainsi complètement Kérensky et l’État major.
Aucun ordre désormais ne fut plus exécuté sans l’accord des autorités
soviétiques. Le soviet se trouvait être le pouvoir de fait. II n’y
avait pas un grand pas à franchir pour balayer le gouvernement fantoche.
Sous couvert de la préparation de la défense du deuxième congrés des
soviets, qui devait tenir ses assises fin octobre, s’organisait
l’insurrection.
Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 24 au 25 octobre. Au matin,
les bolchéviks étaient maîtres de la plupart des bâtiments publics. Mais
ce n’est que dans la nuit suivante que le Palais d’Hiver, siège et
dernier bastion du gouvernement provisoire, tomba à son tour.
A la même heure était réuni le Congrès des soviets des députés
ouvriers et soldats de toute la Russie. Ce n’étaient pas des députés
bien habillés, fleurant le parfum à la mode et arborant de luxueuses
serviettes de maroquin.
C’étaient des ouvriers du rang, des soldats en grossier uniforme, des
paysans barbus. Et c’est sans doute pour cela qu’ils firent ce qu’aucun
gouvernement n’avait encore jamais fait dans l’Histoire : qu’ils
traduisirent immédiatement en acte le programme du parti majoritaire,
les promesses faites aux masses.
Le premier décret adopté concernait la Paix. Le congrès des soviets
proposait à tous les belligérants d’entamer immédiatement des
négociations pour la conclusion d’une paix sans annexion ni indemnité,
et, en premier lieu, afin d’arrêter, dès l’ouverture des pourparlers,
les massacres sans nom de la guerre, une trêve de trois mois.
Mais la révolution ne s’adressait pas qu’aux gouvernements : elle
s’adressait aux peuples, aux travailleurs et plus particulièrement,
disait-elle, « aux ouvriers conscients des trois nations les plus
avancées de l’humanité et des États les plus importants engagés dans la
guerre, l’Angleterre, la France et l’Allemagne », et elle les appelait « à
mener jusqu’au bout la lutte pour la paix, et en même temps, la lutte
pour l’affranchissement des masses laborieuses et exploitées de tout
esclavage et de toute exploitation ».
Et quand le Congrès, après avoir adopté cet appel, se leva, quand
tous les délégués, debout, entonnèrent l’Internationale, ce ne fut pas
seulement l’hymne des travailleurs qui retentit, ce fut vraiment,
par-dessus les tranchées, par-dessus les villages incendiés, par-dessus
les vastes champs où des millions d’hommes assassinés dormaient de leur
dernier sommeil, par-dessus l’Europe en flammes, l’appel à la révolution
qui jaillit. « Debout les damnés de la terre », jamais peut-être les vieilles paroles de l’Internationale n’avaient été aussi chargées de sens.
La politique des bolcheviks au pouvoir
Puis, le calme revenu, le Congrès passa au décret sur la terre. Il abolissait « immédiatement et sans aucune indemnité la propriété des propriétaires fonciers »,
et en faisait la propriété du peuple tout entier. Toute la terre
devenait bien nationale. Et la jouissance en était accordée à tous les
citoyens qui désirent exploiter la terre par leur travail, « tant
qu’ils sont capables de l’exploiter », le travail salarié étant
interdit. Ce n’était pas là, bien sûr, une mesure « socialiste ». Ce
n’était même pas le programme agraire du Parti bolchévik. Mais c’était
ce que voulaient les paysans. Et, disait Lénine, « l’essentiel, c’est que les paysans résolvent eux-mêmes toutes les questions, qu’ils édifient eux-mêmes leur vie. »
Car ce que voulaient les bolchéviks, ce n’était pas construire une
société socialiste dans le cadre de la seule Russie. Mieux que
quiconque, ils savaient que cela n’avait aucun sens.
Ce qu’ils voulaient, c’était attacher les couches les plus larges du peuple au sort de la révolution socialiste.
Le prolétariat russe ne représentait qu’une faible minorité de la
nation, et en son sein les éléments conscients, sachant ce que
représentaient exactement la révolution et le socialisme, constituaient
une bien plus faible minorité encore.
Mais toute la classe ouvrière savait que seuls, le pouvoir des
soviets, les bolchéviks, pouvaient être capables d’assurer le pain et la
liberté.
Mais une grande partie de la paysannerie avait pris conscience que
seul le pouvoir des soviets pouvait en finir avec les tergiversations,
et donner enfin aux paysans la libre jouissance de la terre qu’ils
cultivaient.
Mais la majorité des soldats, et des travailleurs qui portaient le
poids de la guerre, avait compris que seule la révolution pourrait
mettre fin à la guerre.
C’est pour cela qu’ils avaient soutenu la révolution d’octobre.
Et le problème qui se posait aux bolchéviks au pouvoir, ce n’était
pas de construire une économie « socialiste », c’était de resserrer
toujours davantage l’union des masses travailleuses autour de leur
pouvoir.
Le 25 octobre, la Russie était devenue le premier bastion de la
révolution socialiste mondiale. Le problème, maintenant, c’était de
tenir, en attendant que la révolution embrase à leur tour d’autres pays.
Sous la plume des dirigeants bolchéviks devenus commissaires du
peuple, les décrets remplaçaient les textes de propagande. Ils
n’auraient d’ailleurs souvent pas eu d’autre valeur immédiate, si les
masses ne s’étaient chargées de les appliquer elles-mêmes, car dans les
premières semaines de la révolution, le nouveau gouvernement ne
possédait aucun appareil central capable de mettre ses textes en
pratique.
Mais ce qui faisait la force du nouveau pouvoir, c’était de répondre
aux aspirations de millions d’hommes, c’était d’être le pouvoir de
millions d’hommes. Car le pouvoir des soviets, ce n’était pas seulement
le pouvoir du congrès pan-russe, c’était aussi le pouvoir du soviet de
la plus petite ville, du village le plus reculé.
Le parti bolchévik ne comptait certes, en octobre 1917, que quelques
dizaines de milliers de membres. Mais en mobilisant la grande masse de
tous les exploités, de tous les opprimés de Russie pour la défense du
seul pouvoir capable du satisfaire leurs revendications immédiates, il
faisait de chacun d’eux un soldat de la révolution socialiste mondiale.
Et quand les bolchéviks parlaient de révolution socialiste mondiale,
il ne s’agissait pas d’un rite, ou d’une formule de politesse
révolutionnaire. Il s’agissait des fondements mêmes de leur politique.
« Si l’on envisage les choses à l’échelle mondiale, écrivait
Lénine en 1918, il est absolument certain que la victoire finale de
notre révolution, si elle devait rester isolée, serait sans espoir... » « Nous
ne remporterons la victoire finale que lorsque nous aurons réussi à
briser, et pour toujours, l’impérialisme international. Mais nous
n’arriverons à la victoire qu’avec tous les ouvriers des autres pays, du
monde entier. »
Et les bolchéviks ne se contentaient pas d’attendre passivement que
la révolution socialiste triomphe dans d’autres pays. Ils se servaient
du pouvoir comme de la plus formidable tribune, et dans chacun de leurs
actes, on trouve cette préoccupation de savoir quelle répercussion cela
pourra avoir sur le développement de la révolution européenne.
Nous les avons vus déjà, lors du vote du décret sur la paix,
s’adresser, par-dessus la tète des gouvernants, aux peuples et en
premier lieu, aux travailleurs.
C’est le même souci qui anime toutes les tendances du parti lors de
la discussion sur la paix de Brest-Litovsk, au début 1918. Si la
tendance Boukharine voulait la guerre révolutionnaire, c’était parce
qu’elle considérait que l’État ouvrier ne pouvait pas, sans se
déconsidérer aux yeux des prolétaires du monde entier, signer une telle
paix avec l’impérialisme allemand. Si Trotsky, qui savait l’armée russe
hors d’état de mener cette guerre révolutionnaire, était partisan de la
formule « ni paix, ni guerre », c’est parce qu’il voulait faire
la preuve, devant le prolétariat européen, qu’il n’y avait pas de
collusion des bolchéviks avec l’impérialisme allemand. Si Lénine
préconisait, en dépit de leur caractère humiliant, d’accepter les
conditions de paix des empires centraux, c’est parce qu’il pensait que
la révolution en Europe n’était pas encore mûre, et qu’il fallait se
préparer à tenir encore des mois en restant isolé.
La construction d’une nouvelle Internationale, destinée à coordonner
et à diriger la lutte du prolétariat dans tous les pays du monde, était
d’ailleurs au premier rang des préoccupations du parti bolchévik.
Dès 1914, Lénine écrivait : « La Deuxième Internationale a cessé de vivre, une autre Internationale la remplacera. »
Et c’est dans cette optique de reconstruire l’Internationale que les
bolchéviks avaient participé aux conférences de Zimmervald, en 1915, et
de Kienthal, en 1916, qui réunirent des internationalistes appartenant à
différents partis socialistes européens.
Les bolchéviks au pouvoir disposaient de moyens accrus pour mener
cette tâche à bien. Outre le prestige considérable que leur conférait
leur victoire, ils bénéficiaient des énormes moyens matériels qui sont
ceux d’un État.
Malheureusement il n’existait pas encore de direction révolutionnaire
internationale, ni même, à l’intérieur de chaque pays européen, un
parti révolutionnaire capable de jouer le rôle qui avait été celui du
parti bolchévik en Russie, quand la vague de soulèvements prolétariens
que les révolutionnaires appelaient de leurs voeux déferla sur l’Europe.
Et l’absence d’une telle direction allait se faire cruellement sentir.
[...]