mercredi 31 juillet 2013

:: L'incident Jaurès (rapport au 4ème congrès mondial de l'IC, par Trotsky - décembre 1922 - extrait)

Camarades, je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous exposer ici l'histoire du congrès de Paris. Il y a eu cependant un incident que je trouve nécessaire de porter à votre connaissance. C'est l'incident qui fut rapporté à la grande commission par notre camarade Clara Zetkin. Il s'agit d'un incident extrêmement pénible parce qu'il est lié au nom de Jean Jaurès. Je crois nécessaire d'en dire quelques mots, non pour renouveler ici la scène du congrès de Paris, mais simplement pour mettre au point une question idéologique sérieuse.

Une motion fut présentée par la commission des conflits, qui avait pour secrétaire, d'après ce que l'on m'a dit, un jeune camarade de la gauche. Cette motion proposait d'exclure Henri Sellier, tout à fait mûr pour cela, en indiquant qu'Henri Sellier se nourrissait, dans sa conception démocratique, de « la tradition jauressiste ».

Tout le monde admettra qu'il n'était pas nécessaire de parler de Jaurès dans la résolution d'exclusion, même indirectement. De cette maladresse, on a fait un grave incident politique, non seulement dans le congrès mais après le congrès, dans la presse du parti.

Une résolution a été rédigée à la hâte. On en a fait une question de tendance et on a demandé : « Etes vous pour ou contre la tradition de Jaurès ? Etes-­vous avec ou contre Jaurès ? » Voilà comment on a posé la question. Je ne crois pas que cela ait été bénéfique ni à la mémoire de Jaurès, ni au parti lui-même.

Jaurès, nous l'avons tous connu, sinon personnellement, du moins par son rayonnement politique. Nous connaissons tous sa grande et monumentale figure historique, qui dépasse sa personne et qui reste et restera, dans l'histoire, comme une des plus belles figures humaines. Et nous pouvons dire maintenant, et nous pourrons dire demain, que chaque parti révolutionnaire, chaque peuple opprimé, chaque classe ouvrière opprimée, et surtout l'avant-­garde des peuples et des classes ouvrières opprimées, l'Internationale communiste, peuvent se réclamer de Jaurès, de sa mémoire, de sa figure, de sa personnalité. Jaurès est notre bien commun, il appartient aux partis révolutionnaires, aux classes, aux peuples opprimés.

Mais Jaurès joua un certain rôle à une certaine époque, dans un certain pays, dans un certain parti, dans une certaine tendance de ce parti. C'est l'autre aspect de Jaurès.

Il y avait en France, avant la guerre, dans le parti socialiste, deux tendances, et le chef spirituel et politique de l'autre tendance était Jules Guesde, lui aussi une grande et belle figure de l'histoire de la classe ouvrière française et internationale. Il y avait une grande lutte entre Jaurès et Guesde, et dans cette lutte, c'est Guesde qui avait raison contre Jaurès. Nous ne pourrons jamais l'oublier.

Quand on nous dit que nous nous séparons de la tradition jauressiste, cela ne veut pas dire que nous confions la personnalité de Jaurès et sa mémoire aux mains malpropres des dissidents et des réformistes. Cela veut seulement dire qu'il y a un grand changement dans notre politique et que nous combattrons les survivances et les préjugés de ce qu'on appelle la tradition jauressiste dans le mouvement ouvrier français.

C'est mal servir la classe ouvrière en France que d'avoir fait de cet incident un conflit d'idées, comme si les communistes pouvaient vraiment se réclamer des traditions démocratiques et socialistes de Jaurès.

Relisons les livres de Jaurès, son Histoire socialiste de la Grande Révolution, son livre sur l'Armée nouvelle, ses discours, on se sent toujours soulevé par un grand esprit, une grande foi, mais en même temps on distingue les grandes faiblesses qui ont fait sombrer la II° Internationale. Nous ne sommes pas les gardiens des faiblesses et des préjugés de la Il° Internationale, de cette II° Internationale qui était représentée dans sa forme la plus géniale par Jaurès. Nous ne sommes pas des gardiens de ces préjugés; au contraire, nous luttons contre cette tradition : nous devons la combattre et la remplacer par l'idéologie communiste.

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