lundi 10 septembre 2012

:: Le bolchévisme est-il responsable du stalinisme ? (Trotsky, 1937)

Les époques réactionnaires comme la nôtre non seulement désagrègent et affaiblissent la classe ouvrière en isolant son avant-garde, mais aussi abaissent le niveau idéologique général du mouvement en rejetant la pensée politique loin en arrière, à des étapes dépassées depuis longtemps. Dans ces conditions, la tâche de l'avant-garde est avant tout de ne pas se laisser entraîner par le reflux général. Il faut aller contre le courant. Si le rapport défavorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment occupées, il faut se maintenir au moins sur les positions idéologiques, car c'est en elles qu'est concentrée l'expérience chèrement payée du passé. Une telle politique apparaît aux yeux des sots comme du "sectarisme". En réalité elle ne fait que préparer un nouveau bond gigantesque en avant, avec la vague de la prochaine montée historique.

[...]

Est-il vrai pourtant que le stalinisme représente le produit légitime du bolchevisme, comme le croit toute la réaction, comme l'affirme Staline lui-même, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et quelques doctrinaires de gauche qui se jugent marxiste? "Nous l'avions toujours prédit, disent-ils, ayant commencé avec l'interdiction des autres partis socialistes, avec l'écrasement des anarchistes, avec l'établissement de la dictature des bolcheviks dans les soviets, la Révolution d'Octobre ne pouvait manquer de conduire à la dictature de la bureaucratie. Le stalinisme est, à la fois, la continuation et la faillite du léninisme".

L'erreur de ce raisonnement commence avec l'identification tacite du bolchevisme, de la Révolution d'Octobre et de l'Union Soviétique. Le processus historique, qui consiste dans la lutte des forces hostiles, est remplacé par l'évolution du bolchevisme dans le vide. Cependant le bolchevisme est seulement un courant politique, certes étroitement lié à la classe ouvrière, mais non identique à elle. Et, outre la classe ouvrière, il existe en U.R.S.S. plus de cent millions de paysans, de nationalités diverses, un héritage d'oppression, de misère et d'ignorance.

L'Etat créé par les bolcheviks reflète, non seulement la pensée et la volonté des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression du passé barbare et de l'impérialisme mondial, non moins barbare. Représenter le processus de dégénérescence de l'Etat Soviétique comme l'évolution du bolchevisme pur, c'est ignorer la réalité sociale au nom d'un seul de ses éléments isolé d'une manière purement logique. Il suffit au fond de nommer cette erreur élémentaire par son nom pour qu'il n'en reste pas trace.

Le bolchevisme lui-même, en tout cas, ne s'est jamais identifié ni à la Révolution d'Octobre, ni à l'Etat Soviétique qui en est sorti. Le bolchevisme se considérait comme un des facteurs de l'histoire, son facteur "conscient", facteur très important mais nullement décisif. Nous voyons le facteur décisif --sur la base donnée des forces productives - dans la lutte des classes, et non seulement à l'échelle national, mais aussi internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux tendances petites-bourgeoises des paysans, qu'ils établissaient des règles strictes pour l'entrée dans le parti, qu'ils épuraient le parti des éléments qui lui étaient étrangers, qu'ils interdisaient les autres partis, qu'ils introduisaient la N.E.P., qu'ils en venaient à céder des entreprises sous forme de concessions ou qu'ils concluaient des accords diplomatiques avec des gouvernements impérialistes, eux, bolcheviks, tiraient des conclusions particulières de ce fait fondamental qui leur était clair théoriquement depuis le début même; à savoir que la conquête du pouvoir, quelque importante qu'elle soit en elle-même, ne fait nullement du parti le maître tout-puissant du processus historique. Certes, après s'être emparé de l'Etat, le parti reçoit la possibilité d'agir avec une force sans précédent sur le développement de la société; mais en revanche lui-même est soumis à une action décuplée de la part de tous les autres membres de cette société. Il peut être rejeté du pouvoir par les coups directs des forces hostiles. Avec des rythmes plus lents de l'évolution, il peut, tout en se maintenant au pouvoir, dégénérer intérieurement. C'est précisément cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les raisonneurs sectaires qui tentent de trouver dans la putréfaction de la bureaucratie staliniste un argument définitif contre le bolchevisme. Au fond, ces Messieurs disent ceci: mauvais est le parti révolutionnaire qui ne renferme pas en lui-même de garanties contre sa dégénérescence.
En face d'un pareil critère, le bolchevisme est évidemment condamné; il ne possède aucun talisman. Mais ce critère lui-même est faux. La pensée scientifique exige une analyse concrète: comment et pourquoi le parti s'est-il décomposé? Jusqu'à maintenant personne n'a donné cette analyse, sinon les bolcheviks eux-mêmes. Ils n'ont nullement eu besoin pour cela de rompre avec le bolchevisme. Au contraire, c'est dans l'arsenal de celui-ci qu'ils ont trouvé tout le nécessaire pour expliquer son sort. La conclusion à laquelle nous arrivons est celle-ci: évidemment le stalinisme est sorti du bolchevisme; mais il en est sorti d'une façon non pas logique, mais dialectique; non pas comme son affirmation révolutionnaire, mais comme sa négation thermidorienne. Ce n'est nullement une seule et même chose.

Cependant, les bolcheviks n'ont pas eu besoin des Procès de Moscou pour expliquer, après coup, les causes de la décomposition du parti dirigeant de l'U.R.S.S. Ils avaient prévu depuis longtemps la possibilité d'une telle variante de l'évolution, et, d'avance, s'étaient exprimés sur elle. Rappelons le pronostic que les bolcheviks avaient déjà fait, non seulement à la veille de la Révolution d'Octobre, mais déjà un certain nombre d'année auparavant. Le groupement fondamental des forces à l'échelle nationale et internationale ouvre pour le prolétariat la possibilité d'arriver, pour la première fois, au pouvoir dans un pays aussi arriéré que la Russie. Mais le même groupement des forces donne, par avance, la certitude que sans victoire plus ou moins prompte du prolétariat dans les pays avancés, l'Etat ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Le régime soviétique laissé a lui-même tombera ou dégénérera. Plus exactement il dégénérera pour tomber ensuite. Il m'est arrivé personnellement d'écrire plusieurs fois là-dessus, à commencer dès 1905. Dans mon Histoire de la Révolution Russe(cf. l'appendice du dernier tome, "Socialisme dans un seul pays"), il a été rassemblé ce qu'ont dit les chefs du bolchevisme à ce sujet de 1917 à 1923. Tout se réduit à une seule chose: sans révolution en Occident, le bolchevisme sera liquidé, soit par la contre-révolution interne, soit par l'intervention étrangère, soit par leur combinaison. En particulier, Lénine a indiqué, plus d'une fois, que la bureaucratisation du régime soviétique est, non pas une question technique ou organisationnelle, mais le commencement possible d'une dégénérescence de l'Etat ouvrier.

Au XIe Congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla sur le soutien qu'au moment de la N.E.P., quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov, s'étaient décidés à offrir à la Russie Soviétique. "Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique en Russie, dit Oustrialov, --quoi qu'il soit un cadet, un bourgeois-- parce qu'il est entré dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire". Lénine préfère la voix cynique de l'ennemi aux "douces roucoulades communistes". C'est avec une rude sobriété qu'il averti le parti du danger: "Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles. Il faut le dire carrément. L'histoire connaît des transformations de toutes sortes, se reposer sur la conviction, le dévouement et autres excellentes qualités morales, c'est une chose nullement sérieuse en politique. D'excellentes qualités morales existent chez un nombre infime de gens, et ce sont des masses gigantesques qui décident de l'issue historique, masses qui traitent avec fort peu de politesse ce nombre infime de gens, si ces gens ne leur plaisent pas. En un mot le Parti n'est pas l'unique facteur de l'évolution et, à une grande échelle historique, il n'est pas le facteur décisif".

"Il arrive qu'une nation conquière une autre nation, continue Lénine au même congrès, le dernier qui se fit avec sa participation... C'est très simple et compréhensif à quiconque. Mais qu'arrive-t-il avec la civilisation de ces nations? Ici, ce n'est pas aussi simple. Si la nation, qui a fait la conquête, a une civilisation supérieure à la nation vaincue, elle lui impose sa civilisation; mais si c'est le contraire, il arrive que le vaincu impose sa civilisation au conquérant. N'est-il pas arrivé quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. et n'en est-il pas résulté que 4.700 communistes (presque toute une division, et les meilleurs des meilleurs) se sont trouvés soumis à une civilisation étrangère?" Ceci fut dit au commencement de 1922, et d'ailleurs pas pour la première fois. L'histoire n'est pas faite par quelques hommes, seraient-ils les "meilleurs des meilleurs"; et, qui plus est, ces "meilleurs" peuvent dégénérer dans le sens d'une civilisation "étrangère" c'est-à-dire bourgeoise. Non seulement l'Etat soviétique peut sortir de la voie socialiste, mais le parti bolchevik aussi peut, dans des conditions historiques défavorables, perdre son bolchevisme.

C'est de la claire compréhension de ce danger qu'est née l'Opposition de gauche, définitivement formée en 1923. Enregistrant de jour en jour des symptômes de dégénérescence, elle s'efforça d'opposer au Thermidor menaçant la volonté consciente de l'avant-garde prolétarienne. Cependant ce facteur subjectif s'est trouvé insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon Lénine, décident de l'issue de la lutte, étaient harassées par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la Révolution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle maîtrisa l'avant-garde prolétarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l'Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie soviétique et son Komintern. Telle fut la véritable marche de l'évolution.
Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd'hui encore, la bureaucratie de Moscou continue à se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille étiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D'autant plus pitoyables sont les théoriciens qui prennent l'écorce pour le noyau, l'apparence pour la réalité. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par là, jouent un rôle manifestement réactionnaire.

Avec l'élimination de tous les autres partis de l'arène politique, les intérêts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, à tel ou tel degré, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplaçait de l'avant-garde prolétarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son idéologie. Grâce à la marche impétueuse de l'évolution, il a subi, au cours des quinze dernières années, une dégénérescence beaucoup plus radicale que la social-démocratie pendant un demi-siècle. L'épuration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L'extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d'une partie importante de la génération intermédiaire qui avait participé à la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au sérieux les traditions bolchevistes, démontre l'incompatibilité, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela ?

Les anarchistes, de leur côté, tentent de voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du "socialisme étatique" en général. Ils consentent à remplacer la patriarcale "fédération des communes libres" de Bakounine par une fédération plus moderne des Soviets libres. Mais ils sont avant tout contre l'Etat centralisé. En effet, une branche du marxisme "étatique", la social-démocratie, une fois arrivée au pouvoir, est devenue une agence déclarée du capital.

Une autre a engendré une nouvelle caste de privilégiés. C'est clair, la source du mal est dans l'Etat. Considéré dans une large perspective historique, on peut trouver un grain de vérité dans ce raisonnement. L'Etat, en tant qu'appareil de contrainte, est incontestablement une source d'infection politique et morale. Cela concerne aussi, comme le montre expérience, l'Etat Ouvrier. Par conséquent, on peut dire que le stalinisme est un produit d'une étape de la société où l'on n'a pas encore pu arracher la camisole de force de l'Etat. Mais cette situation, sans rien donner qui permette d'apprécier le bolchevisme ou le marxisme, caractérise seulement le niveau général de la civilisation humaine, et avant tout le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après nous être mis d'accord avec les anarchistes que l'Etat, même ouvrier, est engendré par la barbarie des classes et que la véritable histoire de l'humanité commencera avec l'abolition de l'Etat, il reste devant nous, dans toute sa force, la question suivante quelles sont les voies et les méthodes qui sont capables de conduire, à la fin des fins, à l'abolition de l'Etat? L'expérience récente témoigne que ce ne sont pas, en tout cas, les méthodes de l'anarchisme.

Les chefs de la C.N.T. espagnole, la seule organisation anarchiste notable sur la terre, se sont changés, à l'heure critique, en ministres de la bourgeoisie. Ils expliquent leur trahison ouverte de la théorie anarchiste par la pression des "circonstances exceptionnelles". Mais n'est-ce pas le même argument qu'ont avancé, en leur temps, les chefs de la social-démocratie allemande? Assurément, la guerre civile n'est nullement une circonstance pacifique et ordinaire, mais plutôt une "circonstance exceptionnelle". Mais c'est précisément pour de telles "circonstances exceptionnelles" que se prépare toute organisation révolutionnaire sérieuse. L'expérience de l'Espagne a démontré, une fois de plus, qu'on peut nier l'Etat dans des brochures éditées dans des "circonstances normales", avec la permission de l'Etat bourgeois, mais que les conditions de la révolution ne laissent aucune place pour la négation de l'Etat et en exigent la conquête. Nous n'avons nullement l'intention d'accuser les anarchistes espagnols de ne pas avoir liquidé l'Etat d'un simple trait de plume. Un parti révolutionnaire, même une fois qu'il s'est emparé du pouvoir (ce que les chefs anarchistes espagnols n'ont pas su faire malgré l'héroïsme des ouvriers anarchistes) n'est nullement encore le maître tout-puissant de la société. Mais d'autant plus âprement accusons-nous la théorie anarchiste qui s'est trouvée convenir pleinement pour une période pacifique mais à laquelle il a fallu renoncer en hâte dès que sont apparues les "circonstances exceptionnelles" de la révolution. Dans l'ancien temps on rencontrait des généraux (il s'en trouve sans doute encore maintenant) qui pensaient que ce qui abîme le plus l'armée, c'est la guerre. Les révolutionnaires qui se plaignent que la révolution renverse leur doctrine ne valent guère mieux.

Les marxistes sont pleinement d'accord avec les anarchistes quant au but final, la liquidation de l'Etat. Le marxisme reste "étatique" uniquement dans la mesure où la liquidation de l'Etat ne peut être atteinte en se contentant d'ignorer tout simplement cet Etat. L'expérience du stalinisme ne renverse nullement l'enseignement du marxisme, mais le confirme par la méthode inverse. Une doctrine révolutionnaire, qui enseigne au prolétariat à s'orienter correctement dans une situation et à l'utiliser activement, ne renferme pas en soi, bien entendu, de garantie automatique de sa victoire. Mais, par contre, la victoire n'est possible que grâce à cette doctrine. Il est en outre impossible de se représenter cette victoire sous la forme d'un acte unique. Il faut prendre la question dans la perspective d'une large époque. Le premier état ouvrier, sur une base économique peu développée et dans l'anneau de l'impérialisme, s'est transformée en gendarmerie du stalinisme. Mais le véritable bolchevisme a déclaré à cette gendarmerie une lutte sans merci. Pour se maintenir, le stalinisme est contraint de mener maintenant une guerre civile ouverte contre le bolchevisme qualifié de "trotskysme", non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Espagne. Le vieux parti bolcheviste est mort, mais le bolchevisme relève partout la tête.

Faire procéder le stalinisme du bolchevisme ou du marxisme, est exactement la même chose que faire procéder la contre-révolution de la révolution. C'est sur ce schéma que s'est toujours modelée la pensée des conservateurs que sont les libéraux et ensuite la pensée réformiste.
Les révolutions par suite de la structure de classes de la société, ont toujours engendré des contre-révolutions. Cela ne montre-t-il pas, demande le raisonneur, que dans la méthode révolutionnaire il y a quelque vice interne? Pourtant, jusqu'à maintenant, ni les libéraux, ni les réformistes n'ont su inventer des méthodes "plus économiques".

Mais s'il n'est pas facile de rationaliser un processus historique vivant, il n'est, par contre, nullement difficile d'interpréter, d'une façon rationaliste, la succession de ces vagues, en faisant procéder logiquement le stalinisme du "socialisme étatique", le fascisme du marxisme, la réaction de la révolution, en un mot l'antithèse de la thèse. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, la pensée anarchiste reste prisonnière du rationalisme libéral. La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique.

L'argumentation des rationalistes prend parfois, du moins extérieurement, un caractère plus concret. Le stalinisme procède, pour eux, non pas du bolchevisme dans son ensemble, mais de ses péchés politiques [Un des représentants les plus typiques de ce genre de pensées est l'auteur français d'un livre sur Staline, Boris Souvarine. Les côtés matériel et documentaire de l'oeuvre de Souvarine représentent le produit d'une longue et consciencieuse recherche. Cependant, la philosophie historique de l'auteur étonne par sa vulgarité. Pour expliquer toutes les mésaventures historiques ultérieures, il recherche les voies internes contenus dans le bolchevisme. L'influence sur le bolchevisme des conditions réelles du processus historique n'existe pas pour lui. M. Taine lui-même, avec sa théorie du "milieu" est plus proche de Marx que Souvarine.]. Les bolcheviks, nous disent Gorter, Pannekoek, les "spartakistes" allemands, etc., ont remplacé la dictature du prolétariat par la dictature du parti. Staline a remplacé la dictature du parti par la dictature de la bureaucratie. Les bolcheviks ont anéanti tous les partis sauf le leur; Staline a étranglé le parti bolcheviste dans l'intérêt de la clique bonapartiste. Les bolcheviks en sont venus à des compromis avec la bourgeoisie; Staline est devenu son allié et son soutien. Les bolcheviks ont reconnu la nécessité de participer aux vieux syndicats et au parlement bourgeois; Staline s'est lié d'amitié avec la bureaucratie syndicale et avec la démocratie bourgeoise. On peut poursuivre de semblables rapprochements aussi longtemps que l'on veut. Malgré l'effet qu'ils peuvent produire extérieurement, ils sont absolument vides.
Le prolétariat ne peut arriver au pouvoir qu'à travers son avant-garde. La nécessité même d'un pouvoir étatique découle du niveau culturel insuffisant des masses et leur hétérogénéité. Dans l'avant-garde révolutionnaire organisée en parti se cristallise la tendance des masses à parvenir à leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l'avant-garde, sans soutien de l'avant-garde par la classe, il ne peut être question de la conquête du pouvoir. C'est dans ce sens que la révolution prolétarienne et la dictature sont la cause de toute la classe, mais pas autrement que sous la direction de l'avant-garde. Les soviets ne sont que la liaison organisée de l'avant-garde avec la classe.

Le contenu révolutionnaire de cette forme ne peut être donné que par le parti. Cela est démontré par l'expérience positive de la Révolution d'Octobre et par l'expérience négative des autres pays (Allemagne, Autriche, Espagne), enfin personne non seulement n'a montré pratiquement, mais n'a même tenté d'expliquer précisément sur le papier comment le prolétariat peut s'emparer du pouvoir sans la direction politique d'un parti qui sait ce qu'il veut. Si le parti soumet politiquement les soviets à sa direction, en lui-même, ce fait change aussi peu le système soviétique que la domination d'une majorité conservatrice change le système du parlementarisme britannique.

Quant à l'interdiction des autres partis soviétiques, elle ne découlait nullement de quelque "théorie" bolcheviste, mais fut une mesure de défense de la dictature dans un pays arriéré et épuisé, entouré d'ennemis de toutes parts. Il était clair pour les bolcheviks, dès le début même, que cette mesure, complétée ensuite par l'interdiction des fractions à l'intérieur du parti dirigeant lui-même, contenait les plus grands dangers. Cependant, la source du danger n'était pas dans la doctrine ou la tactique, mais dans la faiblesse matérielle de la dictature dans les difficultés de la situation intérieure et extérieure. Si la révolution avait vaincu, ne fût-ce qu'en Allemagne, du même coup le besoin de l'interdiction des autres partis soviétiques aurait disparu. Que la domination d'un seul parti ait juridiquement servi de point de départ au régime totalitaire staliniste, c'est absolument indiscutable. Mais la cause d'une telle évolution n'est pas dans le bolchevisme, ni même dans l'interdiction des autres partis, comme mesure militaire temporaire, mais dans la série des défaites du prolétariat en Europe et en Asie.

Il en est de même avec la lutte contre l'anarchisme. A l'époque héroïque de la révolution, les bolcheviks marchèrent la main dans la main avec les anarchistes véritablement révolutionnaires. Le parti absorba beaucoup d'entre eux dans ses rangs. L'auteur de ces lignes a, plus d'une fois, examiné, avec Lénine, la question de la possibilité de laisser aux anarchistes certaines parties du territoire pour qu'ils y mènent avec le consentement de la population, leurs expériences de suppression immédiate de l'Etat. Mais les conditions de la guerre civile, du blocus et de la famine laissèrent trop peu d'aisance pour de pareils plans. L'insurrection de Kronstadt? Mais le gouvernement révolutionnaire ne pouvait, bien entendu, "faire cadeau" aux marins insurgés d'une forteresse qui commandait la capitale, uniquement parce qu'à la rébellion des soldats paysans s'étaient joints quelques anarchistes douteux. L'analyse historique concrète des événements ne laisse aucune place pour les légendes qui furent créées par l'ignorance et le sentimentalisme autour de Kronstadt, de Makno et d'autres épisodes de la révolution.

Il reste seulement le fait que les bolcheviks, dès le début même, employèrent non seulement la conviction mais aussi la coercition, parfois sous une forme assez rude. Il est incontestable aussi que la bureaucratie sortie de la révolution a monopolisé dans ses mains le système de coercition. Chaque étape de l'évolution, même quand il s'agit d'étapes aussi catastrophiques que la révolution et la contre-révolution, sort de l'étape précédente, a en elle ses racines et porte certains de ses traits.

Les libéraux, y compris le couple Webb, ont toujours affirmé que la dictature bolcheviste représente une nouvelle édition du tsarisme. Par là, ils ferment les yeux sur les détails tels que l'abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l'expropriation du capital, l'introduction de l'économie planifiée, l'éducation athéiste, etc. Exactement de même, la pensée libérale anarchiste ferme les yeux sur le fait que la révolution bolcheviste, avec toutes ses mesures de répression, signifiait la subversion des rapports sociaux dans l'intérêt des masses, alors que le coup d'Etat de Staline accompagne le remaniement de la société soviétique dans l'intérêt d'une minorité privilégiée. Il est clair que dans les identifications du stalinisme au bolchevisme, il n'y a pas une trace de critère socialiste.

:: Du mensonge de la prétendue construction du socialisme dans un seul pays


BartaDans la pensée de Lénine et de Trotsky, les principaux organisateurs de la nouvelle Internationale, on ne pouvait mener cette action révolutionnaire des masses sans avoir un programme international qui corresponde au caractère de l’époque impérialiste, c’est-à-dire l’époque où le capital financier dirige l’économie et la politique mondiales. A ce programme international correspond d’autre part nécessairement une organisation internationale des différents partis politiques du prolétariat, une sorte d’Etat-major international des masses en lutte sur l’ensemble du terrain mondial.

A l’époque impérialiste, infiniment plus qu’à l’époque du capitalisme industriel du XIXème siècle, aucun parti prolétarien ne peut établir son programme en se basant seulement ou principalement sur les conditions et les tendances de l’évolution de son pays. Au contraire "le sens dans lequel se dirige le prolétariat au point de vue national doit se déduire et ne peut se déduire que de la direction prise dans le domaine international et non pas vice-versa" (Trotsky). C’est en cela d’ailleurs que consiste la différence fondamentale qui sépare l’internationalisme communiste de toutes les autres tendances du mouvement ouvrier.

Et cependant, devant l’isolement de la révolution russe, consécutive aux défaites successives du prolétariat mondial entre 1917 et 1923, devant la fatigue des ouvriers russes et la stabilisation éphémère du capitalisme, la direction stalinienne de la IIIème Internationale substitua après la mort de Lénine, vers la fin de 1924, à son programme jusqu’alors entièrement basé sur la révolution internationale, une théorie "consolatrice", celle du "socialisme dans un seul pays". Mais en fait il s’agissait d’une orientation politique nouvelle, dont il faut chercher les racines dans une conception social-patriotique du rôle de l’URSS dans la révolution mondiale. En 1924, quand Staline lança pour la première fois cette formule, devenue depuis la base de toute sa politique intérieure et extérieure, les conditions objectives ne permettaient pas encore à la grande masse de militants révolutionnaires du monde d’apprécier toutes les conséquences inévitables d’une telle orientation. Et l’opposition soulevée par Trotsky au sein de la IIIème Internationale contre le "socialisme dans un seul pays" n’a paru alors qu’une injustifiable tentative de scission et de discorde, trop "théorique" pour avoir un résultat pratique appréciable. Mais Trotsky, qui était capable de manier le marxisme non pas comme une doctrine empirique de "manœuvres" et de "combines" politiques, mais comme une science, avait vu parfaitement juste.

La théorie du "socialisme dans un seul pays" était la négation de toute action et de toute organisation internationales du prolétariat. Elle ne pouvait nécessairement aboutir qu’à la liquidation du mouvement international. Qu’on compare après 25 ans ce qu’écrivait Trotsky en 1928 sur la signification réelle de la théorie stalinienne du "socialisme dans un seul pays" avec la dissolution récente de la IIIème Internationale survenue le 16 mai 1943 en pleine guerre impérialiste, à la veille de sa phase décisive, au moment où des millions d’ouvriers, de paysans, d’exploités et d’opprimés sur toute la planète gardent encore un suprême espoir : la délivrance de la barbarie impérialiste par la révolution mondiale.

"Le marxisme a toujours enseigné aux ouvriers, que même la lutte pour les salaires et la limitation de la journée de travail ne peut avoir de succès que si elle est menée en tant que lutte internationale. Et voilà qu’à présent, tout d’un coup, il se trouve que l’idéal de la société socialiste peut être réalisé par les seules forces d’une nation. C’est un coup mortel porté à l’Internationale. La conviction inébranlable que le but fondamental de classe ne peut pas être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels, par des moyens nationaux ou dans le cadre d’une nation, constitue la moelle de l’internationalisme révolutionnaire. Si l’on peut arriver au but final à l’intérieur des frontières nationales par les efforts du prolétariat d’une nation, alors l’épine dorsale de l’internationalisme est brisée. ...Le Parti Communiste de n’importe quel pays capitaliste, après s’être pénétré de l’idée qu’il y a au sein de son Etat toutes les prémices "nécessaires et suffisantes" pour construire par ses propres forces "la société socialiste intégrale", ne se distinguera au fond en rien de la social-démocratie révolutionnaire, qui elle non plus n’avait pas commencé par Noske mais qui a définitivement trébuché sur cette question le 4 août 1914"

:: "Le bonapartisme soviétique est dû, en dernier lieu, au retard de la révolution mondiale" (Trotsky, 1935)


Le bonapartisme soviétique est dû, en dernier lieu, au retard de la révolution mondiale. La même cause a engendré le fascisme dans les pays capitalistes. Nous arrivons à une conclusion à première vue inattendue, mais en réalité irréprochable, et c’est que l’étouffement de la démocratie soviétique par la bureaucratie toute-puissante et les défaites infligées à la démocratie en d’autres pays sont dus à la lenteur dont le prolétariat mondial fait preuve dans l’accomplissement de la tâche que lui assigne l’histoire. En dépit de la profonde différence de leurs bases sociales, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d’une façon accablante. Un mouvement révolutionnaire victorieux en Europe ébranlerait aussitôt le fascisme et aussi le bonapartisme soviétique. La bureaucratie stalinienne a raison, quant à elle, de tourner le dos à la révolution internationale ; elle obéit, ce faisant, à l’instinct de conservation. […] 

Dans les premiers temps du régime soviétique, le parti servit de contrepoids à la bureaucratie. Elle administrait l’Etat, le parti la contrôlait. Veillant avec zèle à ce que l’inégalité ne passât point les limites du nécessaire, le parti était toujours en lutte ouverte ou voilée avec la bureaucratie. Le rôle historique de la fraction stalinienne fut de faire cesser cette dualité en subordonnant le parti à ses propres bureaux et en faisant fusionner les bureaux du parti et ceux de l’Etat. Ainsi s’est créé le régime totalitaire actuel. La victoire de Staline s’est trouvée assurée du fait du service définitif qu’il rendait à la bureaucratie. (…) Les thermidoriens mettent à proscrire les révolutionnaires toute la haine que leur inspirent des hommes qui leur rappellent le passé et leur font craindre l’avenir. Les bolcheviks les plus fermes et les plus fidèles, la fleur du parti, sont dans les prisons, les coins perdus de la Sibérie et de l’Asie centrale, les nombreux camps de concentration. [...] 

Combien de bolcheviks ont été exclus, arrêtés, déportés, exterminés à partir de 1923, l’année où s’ouvre l’ère du bonapartisme, nous ne le saurons que le jour où s’ouvriront les archives de la police politique de Staline. Combien demeurent dans l’illégalité, nous ne le saurons que le jour où commencera l’effondrement du régime bureaucratique. Quelle importance peuvent avoir vingt ou trente mille opposants dans un parti de deux millions de membres ? Sur ce point, la simple confrontation des chiffres n’est pas parlante. Il suffit d’une dizaine de révolutionnaires dans un régiment pour le faire passer, dans une atmosphère surchauffée, du côté du peuple. Ce n’est pas sans raison que les états-majors ont une peur bleue des petits groupes clandestins et même des militants isolés. Cette peur-là, qui fait trembler la bureaucratie stalinienne, explique la cruauté de ses proscriptions et la bassesse de ses calomnies. »

Léon Trotsky, La révolution trahie (1935)

:: "Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l’amoralisme "bolchevik" ; ce sont les produits d’une lutte sociale concrète" (Trotsky, 1935)

stalin2"Le stalinisme n’est pas, lui non plus, une "dictature" abstraite, c’est une vaste réaction bureaucratique contre la dictature prolétarienne dans un pays arriéré et isolé. La révolution d’Octobre a aboli les privilèges, déclaré la guerre à l’inégalité sociale, substitué à la bureaucratie le gouvernement des travailleurs par les travailleurs, supprimé la diplomatie secrète ; elle s’est efforcée de donner aux rapports sociaux une transparence complète. Le stalinisme a restauré les formes les plus offensantes du privilège, donné à l’inégalité un caractère provocant, étouffé au moyen de l’absolutisme policier l’activité spontanée des masses, fait de l’administration le monopole de l’oligarchie du Kremlin, rendu la vie au fétichisme du pouvoir sous des aspects dont la monarchie absolue n’eût pas osé rêver.

La réaction sociale, quelle qu’elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, — en d’autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l’imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l’amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l’histoire, ce sont les produits d’une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit : celle d’une nouvelle aristocratie contre les masses qui l’ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et morale pour identifier la morale réactionnaire et policière du stalinisme avec la morale révolutionnaire des bolcheviks. Le parti de Lénine a cessé d’exister depuis longtemps ; les difficultés intérieures et l’impérialisme mondial l’ont brisé. La bureaucratie stalinienne lui a succédé et c’est un appareil de transmission de l’impérialisme. En politique mondial, la bureaucratie a substitué la collaboration des classes à la lutte des classes, le social-patriotisme à l’internationalisme. Afin d’adapter le parti gouvernant aux besognes de la réaction, la bureaucratie en a "renouvelé" le personnel par l’extermination des révolutionnaires et le recrutement des arrivistes.

Toute réaction ressuscite, nourrit, renforce les éléments du passé historique que la révolution a frappés sans réussir à les anéantir. Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l’absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d’avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l’Etat tel que l’histoire l’a fait ; c’en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace. Quand les représentants de la vieille société opposent sentencieusement à la gangrène du stalinisme une abstraction démocratique stérilisée, nous avons bien le droit de leur recommander, comme à toute la vieille société, de s’admirer eux-mêmes dans le miroir déformant du Thermidor soviétique. Il est vrai que, par la franchise de ses crimes, le Guépéou dépasse de loin tous les autres régimes. C’est par suite de l’ampleur grandiose des événements qui ont bouleversé la Russie dans la démoralisation de l’ère impérialiste.

Léon Trotsky, La révolution trahie (1935)