lundi 24 septembre 2012

:: Automne 1923 : Staline commence sa campagne contre le "fractionnisme trotskyste"


En 1923, dans le Parti Bolchevik et l’Internationale Communiste, s’engageait une discussion qui ne devait se terminer que quatre ans plus tard, par l’exclusion de tous les éléments révolutionnaires. Pour la première fois, en cet automne 1923, la bureaucratie soviétique manifestait ouvertement son existence politique. La campagne contre les révolutionnaires, contre le « fractionnisme trotskyste » commençait.
Mais ces événements s’inscrivaient dans un cadre beaucoup plus large. Plus que les petites combines des hommes de l’appareil, il y avait le reflux de la vague révolutionnaire qui avait suivi la première guerre mondiale, reflux qui allait emporter à son tour l’Internationale.
En fait, depuis l’échec de l’Armée Rouge en Pologne, la révolution reculait sur tous les fronts, « l’offensive révolutionnaire » de mars 1921 en Allemagne ne pouvait enrayer ce mouvement. En octobre 1922, Mussolini formait le premier ministère fasciste. En septembre 1923, c’était en Espagne le coup d’État de Primo de Rivera.
Ce recul ne devait pas épargner la Russie des soviets. Dès 1921 la N.E.P. représentait toute une série de concessions faites aux éléments de la ville et de la campagne. La fin de la guerre civile trouva le pays épuisé à un tel point, l’économie si délabrée, qu’il fallut bien en passer par là et renoncer au communisme de guerre.
Le Parti Bolchevik était parfaitement conscient qu’il s’agissait d’un recul, il n’essaya pas de le cacher. Et, pour éviter que la pression de la petite bourgeoisie qui allait immanquablement renaître de la NEP ne se manifeste trop facilement dans le seul parti dirigeant, le Xe congrès supprima le droit de fractions.
Mais cette mesure se révéla la parfaitement inefficace, elle se retourna même finalement contre les révolutionnaires, car ce ne fut pas à la périphérie du parti mais en son centre, dans son appareil, que se manifesta l’influence petite-bourgeoise.
La bureaucratisation de l’appareil d’État soviétique était un mal déjà ancien, mais qui ne pouvait aller qu’en s’accentuant avec la fatigue et l’apathie politique qui gagnaient les masses ouvrières. A partir de 1922, il s’avéra que le phénomène n’était pas limité aux fonctionnaires de l’État, mais gagnait également l’appareil du parti. Lénine, bien que malade, se préparait pour le XIIe congrès à livrer la lutte contre la bureaucratisation. Sa deuxième rechute l’empêcha d’y participer, mais il fit parvenir sa « Lettre au Congrès » dans laquelle il demandait que Staline soit écarté du secrétariat général. Cette emprise grandissante des bureaux sur la vie du parti ne s’était pas encore manifestée dans le domaine de la politique de l’Internationale. Elle était surtout caractérisée par des moers nouvelles. A la libre et franche discussion faisaient place peu à peu les pressions et le chantage de toutes sortes.
Mais déjà, aussi, des différends apparaissaient dans le domaine de la politique économique. Dès la fin de 1922 Trotsky demandait un rythme d’industrialisation plus rapide de manière à pouvoir offrir des produits manufacturés aux paysans, à établir un équilibre entre les prix des produits industriels et agricoles. Trotsky utilisait l’image des ciseaux dont une branche représentait les prix agricoles et l’autre les prix industriels, les deux branches s’écartant de plus en plus. Il s’agissait donc de refermer les ciseaux, et c’était une question de première importance, car si la cherté des produits industriels lésait la paysannerie dans son ensemble, elle favorisait la différenciation sociale à la campagne, la naissance d’une classe de koulaks sur laquelle pouvait s’appuyer la bureaucratie. L’industrialisation au contraire, en abaissant les prix du matériel agricole, aurait égalisé les chances des différents paysans, elle aurait de plus permis de réformer et de renforcer la classe ouvrière russe, qui avait pratiquement disparu en 1921 (il n’y avait plus que des chômeurs et des fabricants de « perruque » destinée à être vendue au marché noir), et ne s’était que partiellement reformée durant les deux premières années de la NEP.
Ainsi, au début de l’automne 1923, deux revendications importantes apparaissaient dans le parti, sur deux plans différents, mais en fait étroitement liés : celle d’un retour à la démocratie ouvrière, celle de l’industrialisation.
Mais à cette époque des faits nouveaux captèrent l’attention de tous, faisant passer la discussion qui s’ébauchait au second plan. La crise allemande approchait de son dénouement. La victoire de la révolution en Allemagne aurait été la fin de l’isolement de l’URSS, le salut de la révolution soviétique, l’aube de la révolution mondiale. Et le parti communiste allemand se préparait à célébrer le 6e anniversaire de la Révolution russe de la plus digne manière qui soit, en prenant le pouvoir à son tour.
La situation était objectivement révolutionnaire. Cela est indiscutable. Mais entre la politique suivie par le K.P.D. et celle qu’avait menée le Parti bolchevik en 1917, il y avait un fossé énorme, et cette différence était bien significative des nouvelles moers qui régnaient dans l’IC En Russie, toute la politique des révolutionnaires consista à démontrer aux masses la nécessité de la prise du pouvoir, à leur faire apparaître l’insurrection comme leur insurrection. En Allemagne l’État-Major communiste dressa ses plans indépendamment du mouvement de masse. Si elle avait eu lieu, l’insurrection aurait coïncidé avec la montée révolutionnaire des masses ; elle n’en aurait pas été l’aboutissement.
Au dernier moment l’insurrection fut décommandée : on venait de se rendre compte que les plans étaient faux, que les stocks d’armes étaient insuffisants. Les bureaux s’étaient trompés !
Les masses n’avaient pas combattu, elles n’avaient pas été vaincues, nais le mouvement refluait. L’octobre allemand marqua un virage important, ce fut la dernière chance de la révolution russe, ce fut aussi le premier échec d’un mouvement révolutionnaire imputable à la bureaucratie.
Lorsque les nouvelles d’Allemagne arrivèrent en Russie, elles libérèrent tous les griefs accumulés contre la direction du parti et de l’IC, manifestement responsable. Staline n’avait-il pas écrit en août : « Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler ».
Quarante six bolcheviks éminents, parmi lesquels Piatakov, Préobrajensky, Sérébriakov, V.M. Smirnov, publièrent une déclaration où ils disaient notamment : « La présente situation est due au fait que le régime d’une dictature fractionnelle qui se développa après le Xe congrès, a survécu à son utilité ».
Devant l’agitation croissante qui se développa, le triumvirat, Staline, Zinoviev, Kamenev - qui dirigeait en fait le parti depuis la maladie de Lénine - inquiet décida de lâcher du lest. Le 7 novembre, Zinoviev publia un article autorisant la discussion, et affirmant d’ailleurs que la démocratie ouvrière existait dans le parti. Le 5 décembre, le Comité Central adopta une résolution condamnant la bureaucratie, les privilèges spéciaux, permettant la restauration du droit de critique.
Trotsky, malade depuis le début novembre (c’est de son lit qu’il participa à toute la discussion), signa la résolution du C.C., mais compléta sa position en publiant quelques jours plus tard une lettre dans laquelle il pesait le problème dans tout son ensemble et expliquait ses craintes sur le danger d’une dégénérescence bureaucratique.
Les réactions de la majorité du c.c. furent significatives de sa mauvaise foi. alors qu’il ne semblait pas y avoir de désaccord entre la résolution du c.c. et la lettre de trotsky, la pravda se déchaîna contre ce dernier. de 1917 à 1923 les discussions s’étaient caractérisées par un certain côté conciliant en ce sens qu’il n’était pas dans les méthodes du parti d’envenimer la discussion par le rappel des divergences passées. là au contraire, la discussion ne porta pas tant sur les positions présentes de trotsky que sur le rappel de ses « fautes passées » de 1903 à 1923.
La lutte contre l’opposition qui se formait sur la base de la revendication de la démocratie ouvrière et de l’industrialisation se confondit avec la lutte que menaient nombre de cadres supérieurs du parti contre Trotsky. La position de ce dernier n’était pas facile : nouveau venu dans le Parti bolchevik à la veille de la Révolution, il avait rapidement surclassé et dominé nombre de « vieux » bolcheviks. Commissaire à la guerre, il avait souvent dû au cours de son activité piétiner bien des amours-propres. Pour beaucoup les ennemis de Trotsky étaient animés par des sentiments de rancune, et ils ne se rendaient pas toujours compte que la politique qu’ils menaient était la négation du bolchevisme.
La discussion fit rage dans le parti jusqu’à la fin décembre. Le Comité Central décréta alors que Trotsky malade avait besoin de se reposer, et il l’envoya en Crimée. C’est là que celui-ci apprit la mort de Lénine, qui pour un temps arrêta la discussion. Celle-ci reprit en fin 1924, d’autant plus acharnée qu’après la mort de Lésine, la bureaucratie, par la plume de Staline, osa enfin parler de « socialisme dans un seul pays ». L’opposition se renforça alors, au moins temporairement, de tous ceux qui ne pouvaient renier leur formation internationaliste, même s’ils avaient, tels Zinoviev et Kamenev, contribué à mener la bureaucratie au pouvoir. Mais le vieux Parti bolchevik qui avait fait la révolution n’existait plus. Les militants de 1917 étaient submergés par le flot des nouveaux venus, par ceux qui étaient venus au Parti pendant la guerre civile, la plupart dévoués et sincères mais dépourvus de culture politique, par ceux bien plus nombreux qui adhérèrent après 1921 avec parmi eux beaucoup d’arrivistes et de trafiquants en tous genres.
Il n’était pas au pouvoir de l’opposition d’arrêter le reflux de la révolution mondiale ; elle ne pouvait prendre le pouvoir en URSS, mais ce n’est pas non plus ce qu’elle voulait. Défendant avec intransigeance les principes de la démocratie ouvrière, de l’internationalisme prolétarien, l’opposition trotskiste maintenait haut le drapeau révolutionnaire. Analysant l’évolution du monde moderne, la dégénérescence de l’URSS, elle renouvelait et enrichissait le programme marxiste.
Malgré la répression bourgeoise, la calomnie et les méthodes de gangstérisme et d’assassinat du stalinisme, malgré l’extermination presque totale d’une génération de révolutionnaires, ce drapeau et ce programme sont restés vivants, et pour les militants qui s’attachent aujourd’hui à construire un parti ouvrier révolutionnaire, ils représentent un capital inappréciable.
L’opposition de 1923 se voulait » bolchevik-léniniste », elle se défendait bien d’être trotskiste, mais l’histoire, comme ses adversaires, lui a donné ce non, et avec le « trotskisme » qui naissait en 1923, c’est le bolchevisme lui-même qui continuait.

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