jeudi 8 décembre 2011

:: Russie 1917-1927 : la révolution prolétarienne isolée


La Russie de 1917, cet immense pays dans lequel, pour la première fois dans l’histoire, la classe ouvrière réussit à s’emparer du pouvoir, était à bien des égards un des plus retardataires d’Europe. Son régime politique, l’absolutisme tsariste, reposait sur des structures sociales médiévales, avec sa noblesse, ses grands propriétaires terriens, écrasant une immense population de paysans pauvres vivant dans des conditions misérables. Le pouvoir autocratique du tsar écrasait, sous le poids d’une bureaucratie d’État omniprésente, non seulement le peuple russe, mais aussi les peuples ukrainien, balte, géorgien, azéri, peuples d’Asie centrale ou de la Sibérie, soumis à une véritable oppression coloniale. Il dominait, aussi, des peuples qui ne font pas partie de l’Union Soviétique, ceux de la Finlande et d’une grande partie de la Pologne.
En octobre 1917, alors que toute l’Europe baignait, depuis trois ans, dans le sang de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière russe put s’emparer du pouvoir, bien qu’elle fût très minoritaire dans ce pays où le développement de l’industrie était récent et limité à quelques îlots, à quelques grandes villes isolées dans un océan paysan arriéré. La classe ouvrière était cependant très concentrée, placée aux portes du pouvoir dans de grands centres politiques comme Petrograd et Moscou, pourvue d’une forte conscience de classe et d’un instinct révolutionnaire dirigé aussi bien contre le vieux régime tsariste que contre la bourgeoisie russe. La bourgeoisie, elle, était d’autant moins révolutionnaire, d’autant plus encline à se ranger du côté du tsarisme qu’elle craignait le prolétariat et le danger qu’il représentait pour elle.
Avec le régime issu de la Révolution d’octobre, pour la première fois dans l’histoire, les exploités en lutte exercèrent directement le pouvoir à travers les soviets auxquels ils élurent librement leurs représentants. Ce n’était certes pas cette démocratie parlementaire bourgeoise qu’on nous présente aujourd’hui comme le degré le plus élevé du développement de l’humanité - ces fameux 51 % des voix qui, en général, servent de prétexte aux privilégiés et à ceux qui tiennent leur puissance de leur richesse pour imposer leurs intérêts aux exploités. La démocratie soviétique était d’une autre nature : c’était une force populaire agissante, c’était la démocratie des seules masses en lutte, s’opposant physiquement aux anciennes classes exploiteuses. C’était aussi un pari sur l’avenir, sur une dynamique de la révolution qui, de la Russie, devait gagner le reste du monde.

La lutte pour l’extension de la révolution.

Dépasser le système capitaliste, construire une société socialiste, n’était pas possible en partant des bases économiques d’un seul pays et à plus forte raison d’un pays arriéré, fut—il immense. Ce n’était possible qu’à partir des forces productives développées par le système capitaliste à l’échelle mondiale, à partir du marché mondial. Les bolcheviks en étaient convaincus. Or, les forces productives mondiales étaient concentrées dans les pays les plus avancés d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, là où se trouvaient l’industrie la plus développée et les classes ouvrières les plus nombreuses et les plus cultivées et qualifiées. Le socialisme en Allemagne à la veille de 1914 représentait une force considérable.
De cela, les dirigeants de la révolution bolchevique, et avec eux une large fraction de la classe ouvrière russe, étaient très conscients. Pour eux, la Révolution russe n’était que le prélude à d’autres révolutions en Europe centrale, en Allemagne, en Grande—Bretagne, en France.
Mais si la révolution mondiale avait gagné son premier combat en Russie, elle ne gagna pas les suivants : en Europe centrale et en Allemagne, en France, en Grande—Bretagne ou en Italie, l’avant—garde révolutionnaire était loin d’être aussi trempée, aussi préparée que la situation l’aurait exigé. En revanche les partis réformistes étaient suffisamment forts pour faire barrage à la révolution, voire pour exercer les répressions les plus sauvages des tentatives qui eurent lieu.
La Révolution russe resta donc isolée et, en Russie même, le pouvoir qui en était issu fut isolé, lui aussi, de plus en plus.
Le pouvoir des soviets avait été l’expression démocratique des masses en lutte. C’est dans le cours même de sa lutte que la classe ouvrière russe avait appris à juger de la valeur et des programmes des différents partis qui parlaient en son nom. C’est par son expérience qu’elle s’était convaincue que le seul parti défendant jusqu’au bout ses intérêts était le Parti bolchevique. C’est elle qui avait tranché entre les différentes politiques en présence et porté à sa tête le Parti bolchevique.

La révolution isolée.

Mais deux années de guerre civile effroyable suivirent, un an à peine après la révolution, dès que, la paix revenue entre les impérialistes en guerre, ceux—ci purent se dresser contre la Révolution russe et soutenir cette guerre civile. La classe ouvrière russe en sortit épuisée politiquement et même physiquement. L’énergie des masses, leur participation aux soviets, leur contrôle et leur soutien démocratique au pouvoir, les soviets eux—mêmes, tout cela se réduisit comme peau de chagrin. Ce rapport démocratique entre les masses en lutte et le pouvoir soviétique, qui avait permis la Révolution d’octobre 1917, ne fut bientôt plus qu’un souvenir. Et, en 1920 ou 1921 par exemple, si des élections libres avaient été organisées, non seulement dans toutes les classes de la société y compris la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, mais même au sein de la seule classe ouvrière, une majorité aurait sans doute rejeté le Parti bolchevique ; une majorité écrasante dans le premier cas, relative dans le second.
Mais il ne pouvait être alors question pour les bolcheviks d’abandonner le pouvoir. Cela aurait été abandonner le terrain à la bourgeoisie sans avoir mené le combat jusqu’au bout. Cela aurait été livrer le prolétariat russe, et tous ceux qui s’étaient battus avec lui, à une terrible répression. Cela aurait été signer, devant le prolétariat russe et mondial, un terrible constat de défaite. Les bolcheviks comptaient sur la prochaine vague révolutionnaire en Europe et dans le monde et se servaient du pouvoir qu’ils avaient conquis pour la préparer activement. En attendant, il fallait tenir, et se passer d’élections libres, même limitées aux soviets.
Car dans l’immédiat, au début des années 1920, leur pouvoir restait comme suspendu en l’air, dans un pays où montaient irrésistiblement les forces hostiles. Conscient de cette situation, Lénine se prononça explicitement pour une concession aux forces bourgeoises, la Nouvelle Politique Economique, la NEP. Il pensait que dans, l’immédiat, il fallait cela pour que la petite bourgeoisie des villes et des campagnes et le capital étranger relancent l’économie anéantie par la guerre et la guerre civile et que c’était le prix à payer pour conserver le pouvoir.
Les bolcheviks furent submergés quand même par ce flot réactionnaire, mais ce ne fut pas de la façon prévue.

Tenir à tout prix.

Avec le reflux de la révolution, l’épuisement de la classe ouvrière, le recul de sa conscience, la démocratie soviétique n’existait plus. La seule garantie du maintien de l’orientation révolutionnaire se trouvait dans la direction politique, c’est—à—dire dans le Parti bolchevique. C’est dans le maintien de cette avant—garde, de ce parti et d’abord de sa direction, que résidait le seul espoir que, dès que la situation et le rapport de forces se révéleraient plus favorables, l’offensive révolutionnaire pourrait reprendre. Mais cet espoir ne se réalisa pas, et cela fut visible dès que le Parti bolchevique eut à subir une crise de direction, ouverte par la mort de Lénine.
Cette crise de succession dura en fait plusieurs années, comme d’ailleurs toutes celles qu’a connues l’URSS par la suite. Après la mort de Lénine en janvier 1924, il fallut plusieurs années de luttes de fractions pour que Staline puisse s’installer à la tête du pays.
Il en est qui rediscutent aujourd’hui s’il n’y avait pas, de la part du Parti bolchevique, « des lacunes de la théorie » « de la confusion de la classe, du parti et de l’État, et les rapports qui en résultent entre parti et les mouvements sociaux » .
Comme si le combat du Parti bolchevique pour conquérir puis garder le pouvoir, entre 1917 et 1924, avait été un combat théorique ; comme s’il avait été mené en fonction de considérations littéraires sur ce que devait être ou pas la démocratie sous le régime prolétarien - et non une lutte acharnée au jour le jour, pas à pas.
Il est donc dérisoire et stupide de discuter de théorie à ce propos si on se veut communiste et militant. Car ce que l’on discute, qu’on le veuille ou non, se pose dans les termes suivants : les bolcheviks devaient-ils renoncer au pouvoir en 1921 et accepter les conséquences de ce retrait pour eux-mêmes et pour la classe ouvrière soviétique ?
Avec le recul du temps, certains peuvent dire que le stalinisme a représenté pire que ce que ce renoncement aurait pu être. Mais seuls des petits bourgeois incurables peuvent se poser, directement ou sous couvert de discussions théoriques, cette question. Pas des militants révolutionnaires ! Car les choix qu’ont faits les dirigeants bolcheviques, ils les ont faits dans les conditions de l’époque, en ignorant ce que nous savons. Mais ils avaient le souvenir des effroyables massacres qui avaient suivi la défaite de la Commune de Paris et le recul qu’elle entraîna. Et surtout, ils se battaient en misant sur la révolution mondiale à venir, et pas en devisant dans un salon sur les inconvénients de sa défaite.
La lutte pour la direction du parti se confondait, de fait, à ce moment—là, avec la lutte pour la direction de l’appareil d’État et finalement de l’URSS elle—même. Justement parce qu’il se savait entouré de forces hostiles, le Parti bolchevique avait fini par accaparer l’essentiel des fonctions de direction de l’État.
Les autres partis avaient été interdits, non pas par conviction théorique, sûrement pas, mais par les nécessités d’une lutte impitoyable. Puis, pour ne pas permettre aux forces sociales hostiles au prolétariat de se cristalliser à la faveur des luttes de fractions au sein du Parti bolchevique lui—même, les fractions elles—mêmes furent interdites. D’un commun accord, les dirigeants du parti avaient même accepté de ne pas faire arbitrer leurs désaccords à l’extérieur du parti, de peur de faire le jeu de forces sociales ennemies de la révolution, et que le pouvoir soviétique soit balayé. Mais du coup, c’est à l’intérieur même du parti, et même de sa direction, que se réfractèrent les conflits d’intérêts sociaux qui couvaient dans le pays.

La montée de la bureaucratie.

Après Lénine, trois dirigeants : Staline, secrétaire du parti et comme tel contrôlant l’appareil de celui—ci, Kamenev et Zinoviev, respectivement dirigeants du parti à Moscou et à Léningrad, d’accord pour écarter Trotsky, constituèrent une « troïka » qui prenait en fait les décisions clandestinement, en dehors des organismes réguliers, et les faisait enregistrer ensuite.
Dans cette lutte au sommet, Staline s’appuyait sur l’appareil du parti.
En quelques années de pouvoir, l’État soviétique s’était rempli de carriéristes, de bureaucrates à la mentalité conservatrice, attachés à leur poste et aux quelques privilèges qu’il leur procurait, d’autant plus qu’à la première génération de bureaucrates, issus encore du mouvement ouvrier révolutionnaire, succéda bien vite une autre, attirée par l’odeur de la soupe, ex—mencheviks ou ex—socialistes révolutionnaires, souvent ennemis ouverts de la révolution en 1917.
Pour ces gens—là, la poursuite ou la reprise éventuelle de la révolution, ou son exportation, était perçue comme une menace pour la petite sécurité matérielle qu’ils avaient réussi à conquérir dans la dure société soviétique de l’après—guerre civile.
Le pire est que ce type d’hommes ne peuplait pas seulement les différents échelons de l’appareil d’État. Le Parti bolchevique étant le seul parti au pouvoir, ils étaient tout prêts à se dire bolcheviques, communistes, pour pouvoir en être membres et progresser plus rapidement dans leur carrière. Au point de devenir rapidement plus nombreux, au sein de cet ex—parti révolutionnaire, que les révolutionnaires véritables.
Staline visait avant tout le pouvoir. Cherchant à s’attacher des fidélités aux différents niveaux de l’appareil, il les trouva tout naturellement auprès de ce type de bureaucrates, pas plus scrupuleux que lui et avec lesquels il se comprenait facilement. Ces gens—là étaient disposés à le soutenir pourvu que Staline leur renvoie, comme on dit, l’ascenseur et pense à eux lorsqu’il était question de distribuer les postes et les menus ou gros avantages allant avec. Mais c’est justement par cette façon d’agir, par cette absence totale de scrupules et même de principe politique, qu’un homme comme Staline devenait l’expression de forces qui le dépassaient. Il devenait l’expression politique de la fraction la plus conservatrice de l’appareil du parti et en fait, au—delà, l’expression de toute une couche sociale qui était en plein développement dans le pays : la bureaucratie qui dirigeait l’État et l’économie, elle—même souvent liée à la petite bourgeoisie des villes et des campagnes en pleine renaissance depuis la NEP.
En effet, au—delà du parti lui—même, la fraction stalinienne trouva un appui dans la société. En 1925, on vit un dirigeant révolutionnaire comme Boukharine, allié de Staline, trouver habile de lancer aux koulaks, aux paysans riches, le slogan« Enrichissez—vous »  ! Et les staliniens commencèrent à faire circuler le bruit que Trotsky, lui, avait toujours négligé la paysannerie.
Le combat politique de Trotsky donna naissance alors, au sein du Parti bolchevique, à une Opposition de gauche. Kamenev et Zinoviev qui, malgré leurs faiblesses, étaient tout de même d’abord des révolutionnaires, s’y rallièrent lorsqu’ils eurent eux—mêmes pris conscience du danger que représentait Staline, et pour la révolution, et pour eux—mêmes.
L’Opposition dénonça la bureaucratisation de l’État soviétique et la complaisance des staliniens à l’égard de toutes les forces sociales ennemies de la révolution.
En 1927, l’Opposition de gauche fut vaincue. Staline affermit son pouvoir jusqu’à en faire une dictature sanglante, éliminant même ceux qui avaient été ses alliés les plus proches. Trotsky fut assigné à résidence, puis expulsé d’URSS, et les opposants de gauche furent exterminés. La victoire de Staline signa la fin du Parti bolchevique en tant que parti révolutionnaire prolétarien. Il devint le parti de la nouvelle couche dirigeante, la bureaucratie, avec laquelle il s’identifiait.
Ce fut là qu’une période s’acheva.
[source CLT 1991]